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«Ce furent d'heureux jours que nous avons ainsi coulés.

«Oui, ce furent de bien heureux jours…»

À part le Kyrie Eleison de la Messe en si, et peut-être l'adagio de Barber, je ne voyais pas grand-chose qui puisse me mettre dans un tel état. L'infirmité, la maladie, l'oubli, c'était bien: c'était réel. Nul avant Agatha Christie n'avait su peindre de manière aussi déchirante la tristesse de la décrépitude physique, de la perte progressive de tout ce qui donne sens et joie à la vie; et nul, depuis lors, n'était parvenu à l'égaler. Sur le moment, pendant quelques jours, j'eus presque envie de reprendre une vraie carrière; de faire des choses sérieuses. C'est dans cet état d'esprit que je téléphonai à Vincent Greilsamer, l'artiste élohimite; il parut content de m'entendre, et nous convînmes de prendre un verre le soir même.

J'arrivai avec dix minutes de retard dans la brasserie de la porte de Versailles où nous nous étions donné rendez-vous. Il se leva, me fit un signe de la main. Les associations anti-sectes invitent à se défier de l'impression favorable ressentie à l'issue d'un premier contact ou d'un stage d'initiation, pendant lesquels ont fort bien pu être passés sous silence les aspects malfaisants de la doctrine. De fait, jusqu'à présent, je ne voyais pas où pouvait se situer le piège; ce type, par exemple, avait l'air normal. Un peu introverti, certes, sans doute assez isolé, mais pas plus que moi. Il s'exprimait directement, avec simplicité.

«Je ne connais pas grand-chose à l'art contemporain, m'excusai-je. J'ai entendu parler de Marcel Duchamp, c'est tout.

– C‘st certainement lui qui a eu la plus grande influence sur l'art du vingtième siècle, oui. On pense plus rarement à Yves Klein; pourtant, tous les gens qui font des performances, des happenings, qui travaillent sur leur propre corps, se réfèrent plus ou moins consciemment à lui.»

Il se tut. Voyant que je ne répondais rien et que je n'avais même pas l'air de voir de quoi il voulait parler, il reprit:

«Schématiquement, tu as trois grandes tendances. La première, la plus importante, celle qui draine 80% des subventions et dont les pièces se vendent le plus cher, c'est le gore en généraclass="underline" amputations, cannibalisme, énucléations, etc. Tout le travail en collaboration avec les sériai killers, par exemple. La deuxième, c'est celle qui utilise l'humour: tu as l'ironie directe sur le marché de l'art, à la Ben; ou bien des choses plus fines, à la Broodthaers, où il s'agit de provoquer le malaise et la honte chez le spectateur, l'artiste ou les deux en présentant un spectacle piteux, médiocre, dont on puisse constamment douter qu'il ait la moindre valeur artistique; tu as aussi tout un travail sur le kitsch, dont on se rapproche, qu'on frôle, qu'on peut parfois brièvement atteindre à condition de signaler par une métanarration qu'on n'en est pas dupe. Enfin tu as une troisième tendance, c'est le virtueclass="underline" c'est souvent des jeunes, très influencés par les mangas et l'heroic fantasy; beaucoup commencent comme ça, puis se replient sur la première tendance une fois qu'ils se sont rendu compte qu'on ne peut pas gagner sa vie sur Internet.

– Je suppose que tu ne te situes dans aucune de ces trois tendances.

– J'aime bien le kitsch, parfois, je n'ai pas forcément envie de m'en moquer.

– Les élohimites vont un peu loin dans ce sens, non?»

Il sourit. «Mais le prophète fait ça tout à fait innocemment, il n'y a aucune ironie chez lui, c'est beaucoup plus sain…» Je remarquai au passage qu'il avait dit «le prophète» tout naturellement, sans inflexion de voix particulière. Croyait-il vraiment aux Élohim? Son dé goût pour les productions picturales du prophète devait parfois l'embarrasser, quand même; il y avait quelque chose chez ce garçon qui m'échappait, il fallait que je fasse très attention si je ne voulais pas le braquer; je commandai une autre bière.

«Au fond, c'est une question de degré, reprit-il. Tout est kitsch, si l'on veut. La musique dans son ensemble est kitsch; l'art est kitsch, la littérature elle-même est kitsch. Toute émotion est kitsch, pratiquement par définition; mais toute réflexion aussi, et même dans un sens toute action. La seule chose qui ne soit absolument pas kitsch, c'est le néant.»

Il me laissa méditer quelque temps sur ces paroles avant de reprendre: «Ça t'intéresserait de voir ce que je fais?»

Évidemment, j'acceptai. J'arrivai chez lui le dimanche suivant, en début d'après-midi. Il habitait un pavillon à Chevilly-Larue, au milieu d'une zone en pleine phase de «destruction créatrice», comme aurait dit Schumpeter: des terrains vagues boueux, à perte de vue, hérissés de grues et de palissades; quelques carcasses d'immeubles, à des stades d'achèvement variés. Son pavillon de meulière, qui devait dater des années 1930, était le seul survivant de cette époque. Il sortit sur le pas de la porte pour m'accueillir. «C'était le pavillon de mes grands-parents… me dit-il. Ma grand-mère est morte il y a cinq ans; mon grand-père l'a suivie trois mois plus tard. Il est mort de chagrin, je pense – ça m'a même surpris qu'il tienne trois mois.»

En pénétrant dans la salle à manger, j'eus une espèce de choc. Je n'étais pas vraiment issu des classes populaires, contrairement à ce que je me plaisais à répéter à longueur d'interviews; mon père avait déjà accompli la première moitié, la plus difficile, de l'ascension sociale – il était devenu cadre. Il n'empêche que je connaissais les classes populaires, j'avais eu l'occasion pendant toute mon enfance, chez mes oncles et tantes, d'y être immergé: je connaissais leur sens de la famille, leur sentimentalité niaise, leur goût pour les chromos alpestres et les collections de grands auteurs reliés en skaï. Tout y était, dans le pavillon de Vincent, jusqu'aux photos dans leurs cadres, jusqu'au cache-téléphone en velours vert: il n'avait visiblement rien changé depuis la mort de ses grands-parents.

Un peu mal à l'aise, je me laissai conduire jusqu'à un fauteuil avant de remarquer, accroché au mur, le seul élément de décoration qui ne datait peut-être pas du siècle précédent: une photo de Vincent, assis à côté d'un grand téléviseur. Devant lui, sur une table basse, étaient posées deux sculptures assez grossières, presque enfantines, représentant une miche de pain et un poisson. Sur l'écran du téléviseur, en lettres géantes, s'affichait le message: «NOURRISSEZ LES GENS. ORGANISEZ-LES.»

«C'est ma première pièce qui ait vraiment eu du succès… commenta-t-il. À mes débuts j'étais très influencé par Joseph Beuys, en particulier par l'action "ICH FUHRE BAADER-MEINHOF DURCH DOKUMENTA." C'était en plein milieu des années 1970, à l'époque où les terroristes de la Rote Armée Fraktion étaient recherchés dans toute l'Allemagne. La Dokumenta de Kassel était alors la plus importante exposition d'art contemporain mondiale; Beuys avait affiché ce message à l'entrée pour indiquer qu'il se proposait de faire visiter l'exposition à Baader ou Meinhof le jour de leur choix afin de transmuer leur énergie révolutionnaire en force positive, utilisable par l'ensemble de la société. Il était absolument sincère, c'est en cela que réside la beauté de la chose. Naturellement, ni Baader ni Meinhof ne sont venus: d'une part ils considéraient l'art contemporain comme l'une des formes de la décomposition bourgeoise, d'autre part ils craignaient un piège de la police – ce qui était d'ailleurs tout à fait possible, la Dokumenta ne jouissait d'aucun statut particulier; mais Beuys, dans l'état de délire mégalomane où il était alors, n'avait probablement même pas songé à l'existence de la police.

– Je me souviens de quelque chose au sujet de Duchamp… Un groupe, une banderole avec une phrase du genre: "LE SILENCE DE MARCEL DUCHAMP EST SURESTIMÉ."

– Tout à fait; sauf que la phrase originale était en allemand. Mais c'est le principe même de l'art d'intervention: créer une parabole efficace, qui est reprise et narrée de manière plus ou moins déformée par des tiers, afin de modifier par contrecoup l'ensemble de la société.»