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Dans ce domaine, la suite de ma carrière avait à peu près confirmé mon premier succès du club de vacances. Les femmes manquent d'humour en général, c'est pourquoi elles considèrent l'humour comme faisant partie des qualités viriles; les occasions de disposer mon organe dans un des orifices adéquats ne m'ont donc pas manqué, tout au long de ma carrière. Au vrai, ces coïts n'eurent rien d'éclatant: les femmes qui s'intéressent aux comiques sont en général des femmes un peu âgées, aux approches de la quarantaine, qui commencent à sentir que l'affaire va mal tourner. Certaines avaient un gros cul, d'autres des seins en gant de toilette, parfois les deux. Elles n'avaient, en somme, rien de très bandant; et quand l'érection diminue, quand même, on s'intéresse moins. Elles n'étaient pas très vieilles, non plus; je savais qu'aux approches de la cinquantaine elles rechercheraient de nouveau des choses fausses, rassurantes et faciles – qu'elles ne trouveraient d'ailleurs pas. Dans l'intervalle, je ne pouvais que leur confirmer – bien involontairement, croyez-moi, ce n'est jamais agréable – la décroissance de leur valeur erotique; je ne pouvais que confirmer leurs premiers soupçons, leur instiller malgré moi une vision désespérée de la vie: non ce n'était pas la maturité qui les attendait, mais simplement la vieillesse; ce n'était pas un nouvel épanouissement qui était au bout du chemin, mais une somme de frustrations et de souffrances d'abord minimes, puis très vite insoutenables; ce n'était pas très sain, tout cela, pas très sain. La vie commence à cinquante ans, c'est vrai; à ceci près qu'elle se termine à quarante.

DANIEL24,1

Regarde les petits êtres qui bougent dans le lointain; regarde. Ce sont des hommes.

Dans la lumière qui décline, j'assiste sans regret à la disparition de l'espèce. Un dernier rayon de soleil rase la plaine, passe au-dessus de la chaîne montagneuse qui barre l'horizon vers l'Est, teinte le paysage désertique d'un halo rouge. Les treillages métalliques de la barrière de protection qui entoure la résidence étincellent. Fox gronde doucement; il perçoit sans doute la présence des sauvages. Pour eux je n'éprouve aucune pitié, ni aucun sentiment d'appartenance commune; je les considère simplement comme des singes un peu plus intelligents, et de ce fait plus dangereux. Il m'arrive de déverrouiller la barrière pour porter secours à un lapin, ou à un chien errant; jamais pour porter secours à un homme.

Jamais je n'envisagerais, non plus, de m'accoupler à une femelle de leur espèce. Souvent territoriale chez les invertébrés et les plantes, la barrière interspécifique devient principalement comportementale chez les vertébrés supérieurs.

Un être est façonné, quelque part dans la Cité centrale, qui est semblable à moi; il a du moins mes traits, et mes organes internes. Lorsque ma vie cessera, l'absence de signal sera captée en quelques nanosecondes; la fabrication de mon successeur sera aussitôt mise en route. Dès le lendemain, le surlendemain au plus tard, la barrière de protection sera rouverte; mon successeur s'installera entre ces murs. Il sera le destinataire de ce livre.

La première loi de Pierce identifie la personnalité à la mémoire. Rien n'existe, dans la personnalité, que ce qui est mémorisable (que cette mémoire soit cognitive, procédurale ou affective); c'est grâce à la mémoire, par exemple, que le sommeil ne dissout nullement la sensation d'identité.

Selon la seconde loi de Pierce, la mémoire cognitive a pour support adéquat le langage.

La troisième loi de Pierce définit les conditions d'un langage non biaisé.

Les trois lois de Pierce allaient mettre fin aux tentatives hasardeuses de downloading mémoriel par l'intermédiaire d'un support informatique au profit d'une part du transfert moléculaire direct, d'autre part de ce que nous connaissons aujourd'hui sous le nom de récit de vie, initialement conçu comme un simple complément, une solution d'attente, mais qui allait, à la suite des travaux de Pierce, prendre une importance considérable. Ainsi, cette avancée logique majeure allait curieusement conduire à la remise à l'honneur d'une forme ancienne, au fond assez proche de ce qu'on appelait jadis l'autobiographie.

Concernant le récit de vie, il n'y a pas de consigne précise. Le début peut avoir lieu en n'importe quel point de la temporalité, de même que le premier regard peut se porter en n'importe quel point de l'espace d'un tableau; l'important est que, peu à peu, l'ensemble ressurgisse.

DANIEL1,2

«Quand on voit le succès des dimanches

sans voiture, la promenade le long des quais,

on imagine très bien la suite…»

Gérard – Chauffeur De Taxi

Il m'est à peu près impossible aujourd'hui de me souvenir pourquoi j'ai épousé ma première femme; si je la croisais dans la rue, je ne pense même pas que je parviendrais à la reconnaître. On oublie certaines choses, on les oublie réellement; c'est bien à tort qu'on suppose que toutes choses se conservent dans le sanctuaire de la mémoire; certains événements, et même la plupart, sont bel et bien effacés, il n'en demeure aucune trace, et c'est tout à fait comme s'ils n'avaient jamais été. Pour en revenir à ma femme, enfin à ma première femme, nous avons sans doute vécu ensemble deux ou trois ans; lorsqu'elle est tombée enceinte, je l'ai plaquée presque aussitôt. Je n'avais aucun succès à l'époque, elle n'a obtenu qu'une pension alimentaire minable.

Le jour du suicide de mon fils, je me suis fait des œufs à la tomate. Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort, estime justement l'Ecclésiaste. Je n'avais jamais aimé cet enfant: il était aussi bête que sa mère, et aussi méchant que son père. Sa disparition était loin d'être une catastrophe; des êtres humains de ce genre, on peut s'en passer.

Après mon premier spectacle il s'est écoulé dix ans, ponctués d'aventures épisodiques et peu satisfaisantes, avant que je ne rencontre Isabelle. J'avais alors trente-neuf ans, et elle trente-sept; mon succès public était très vif. Lorsque je gagnai mon premier million d'euros (je veux dire lorsque je l'eus réellement gagné, impôts déduits, et mis à l'abri dans un placement sûr), je compris que je n'étais pas un personnage balzacien. Un personnage balzacien venant de gagner son premier million d'euros songerait dans la plupart des cas aux moyens de s'approcher du second – à l'exception de ceux, peu nombreux, qui commenceront à rêver du moment où ils pourront compter en dizaines. Pour ma part je me demandai surtout si je pouvais arrêter ma carrière – avant de conclure que non.

Lors des premières phases de mon ascension vers la gloire et la fortune, j'avais occasionnellement goûté aux joies de la consommation, par lesquelles notre époque se montre si supérieure à celles qui l'ont précédée. On pouvait ergoter à l'infini pour savoir si les hommes étaient ou non plus heureux dans les siècles passés; on pouvait commenter la disparition des cultes, la difficulté du sentiment amoureux, discuter leurs inconvénients, leurs avantages; évoquer l'apparition de la démocratie, la perte du sens du sacré, l'effritement du lien social. Je ne m'en étais d'ailleurs pas privé, dans bien des sketches, quoique sur un mode humoristique. On pouvait même remettre en cause le progrès scientifique et technologique, avoir l'impression par exemple que l'amélioration des techniques médicales se payait par un contrôle social accru et une diminution globale de la joie de vivre. Reste que, sur le plan de la consommation, la précellence du X Xe siècle était indiscutable: rien, dans aucune autre civilisation, à aucune autre époque, ne pouvait se comparer à la perfection mobile d'un centre commercial contemporain fonctionnant à plein régime. J'avais ainsi consommé, avec joie, des chaussures principalement; puis peu à peu je m'étais lassé, et j'avais compris que ma vie, sans ce soutien quotidien de plaisirs à la fois élémentaires et renouvelés, allait cesser d'être simple.