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J'ai l'impression que Marie22 a souhaité, en réalisant cette image, exprimer ce que ressentiraient les humains de l'ancienne race s'ils se trouvaient confrontés à la réalité objective de nos vies – ce qui n'est pas le cas des sauvages: même s'ils circulent entre nos résidences, s'ils apprennent vite à s'en tenir éloignés, rien ne leur permet d'imaginer les conditions réelles, technologiques, de nos existences.

Son commentaire en témoigne, Marie22 semble même en être venue, sur la fin, à éprouver une certaine commisération pour les sauvages. Cela pourrait la rapprocher de Paul24, avec lequel elle a par ailleurs entretenu une correspondance soutenue; mais alors que Paul24 trouve des accents schopenhaueriens pour évoquer l'absurdité de l'existence des sauvages, entièrement vouée à la souffrance, et pour appeler sur eux la bénédiction d'une mort rapide, Marie22 va jusqu'à envisager que leur destin aurait pu être différent, et qu'ils auraient pu, dans certaines circonstances, connaître une fin moins tragique. Il a pourtant été maintes fois démontré que la douleur physique qui accompagnait l'existence des humains leur était consubstantielle, qu'elle était la conséquence directe d'une organisation inadéquate de leur système nerveux, de même que leur incapacité à établir des relations interindividuelles sur un autre mode que celui de l'affrontement résultait d'une insuffisance relative de leurs instincts sociaux par rapport à la complexité des sociétés que leurs moyens intellectuels leur permettaient de fonder – c'était déjà patent dans le cas d'une tribu de taille moyenne, sans parler de ces conglomérats géants qui devaient rester associés aux premières étapes de la disparition effective.

L'intelligence permet la domination du monde; elle ne pouvait apparaître qu'à l'intérieur d'une espèce sociale, et par l'intermédiaire du langage. Cette même sociabilité qui avait permis l'apparition de l'intelligence devait plus tard entraver son développement – une fois que furent mises au point les technologies de la transmission artificielle. La disparition de la vie sociale était la voie, enseigne la Sœur suprême. Il n'en reste pas moins que la disparition de tout contact physique entre néo-humains a pu avoir, a encore parfois le caractère d'une ascèse; c'est d'ailleurs le terme même qu'emploie la Sœur suprême dans ses messages, selon leur formulation intermédiaire tout du moins. Dans les messages que j'ai moi-même adressés à Marie22, il en est certains qui relèvent de l'affectif bien plus que du cognitif, ou du propositionnel. Sans aller jusqu'à éprouver pour elle ce que les humains qualifiaient du nom de désir, j'ai pu parfois me laisser brièvement entraîner sur la pente du sentiment.

La peau fragile, glabre, mal irriguée des humains ressentait affreusement le vide des caresses. Une meilleure circulation des vaisseaux sanguins cutanés, une légère diminution de la sensibilité des fibres nerveuses de type L ont permis, dès les premières générations néohumaines, de diminuer les souffrances liées à l'absence de contact. Il reste que j'envisagerais difficilement de vivre une journée entière sans passer ma main dans le pelage de Fox, sans ressentir la chaleur de son petit corps aimant. Cette nécessité ne diminue pas à mesure que mes forces déclinent, j'ai même l'impression qu'elle se fait plus pressante. Fox le sent, demande moins à jouer, se blottit contre moi, pose sa tête sur mes genoux; nous demeurons des nuits entières dans cette position – rien n'égale la douceur du sommeil lorsqu'il se produit en présence de l'être aimé. Puis le jour revient, monte sur la résidence; je prépare la gamelle de Fox, je me fais du café. Je sais à présent que je n'achèverai pas mon commentaire. Je quitterai sans vrai regret une existence qui ne m'apportait aucune joie effective. Considérant le trépas, nous avons atteint à l'état d'esprit qui était, selon les textes des moines de Ceylan, celui que recherchaient les bouddhistes du Petit Véhicule; notre vie au moment de sa disparition «a le caractère d'une bougie qu'on souffle». Nous pouvons dire aussi, pour reprendre les paroles de la Sœur suprême, que nos générations se succèdent «comme les pages d'un livre qu'on feuillette».

Marie23 m'adresse plusieurs messages, que je laisse sans réponse. Ce sera le rôle de Daniel25 de prolonger, s'il le souhaite, le contact. Un froid léger envahit mes extrémités; c'est le signe que j'entre dans les dernières heures. Fox le sent, pousse de petits gémissements, lèche mes orteils. Plusieurs fois déjà j'ai vu Fox mourir, avant d'être remplacé par son semblable; j'ai connu les yeux qui se ferment, le rythme cardiaque qui s'interrompt sans altérer la paix profonde, animale, du beau regard brun. Je ne peux entrer dans cette sagesse, aucun néo-humain ne pourra réellement y parvenir; je ne peux que m'en approcher, ralentir volontairement le rythme de ma respiration et de mes projections mentales.

Le soleil monte encore, atteint son zénith; le froid, pourtant, se fait de plus en plus vif. Des souvenirs peu marqués apparaissent brièvement, puis s'effacent. Je sais que mon ascèse n'aura pas été inutile; je sais que je participerai à l'essence des Futurs.

Les projections mentales, elles aussi, disparaissent. Il reste quelques minutes, probablement. Je ne ressens rien d'autre qu'une très légère tristesse.

deuxième partie. COMMENTAIRE DE DANIEL25

DANIEL1,12

Pendant la première partie de sa vie, on ne se rend compte de son bonheur qu'après l'avoir perdu. Puis vient un âge, un âge second, où l'on sait déjà, au moment où l'on commence à vivre un bonheur, que l'on va, au bout du compte, le perdre. Lorsque je rencontrai Belle, je compris que je venais d'entrer dans cet âge second. Je compris également que je n'avais pas atteint l'âge tiers, celui de la vieillesse véritable, où l'anticipation de la perte du bonheur empêche même de le vivre.

Pour parler de Belle je dirai simplement, sans exagération ni métaphore, qu'elle m'a rendu la vie. En sa compagnie, j'ai vécu des moments de bonheur intense. Cette phrase si simple, c'était peut-être la première fois que j'avais l'occasion de la prononcer. J'ai vécu des moments de bonheur intense. C'était à l'intérieur d'elle, ou un peu à côté; c'était quand j'étais à l'intérieur d'elle, ou un peu avant, ou un peu après. Le temps, à ce stade, restait encore présent; il y avait de longs moments où plus rien ne bougeait, et puis tout retombait dans un «et puis». Plus tard, quelques semaines après notre rencontre, ces moments heureux ont fusionné, se sont rejoints; et ma vie entière, dans sa présence, sous son regard, est devenue bonheur.

Belle, en réalité, s'appelait Esther. Je ne l'ai jamais appelée Belle – jamais en sa présence.

Ce fut une étrange histoire. Déchirante, si déchirante, ma Belle. Et le plus étrange est sans doute que je n'en aie pas été réellement surpris. Sans doute avais-je eu tendance, dans mes rapports avec les gens (j'ai failli écrire: «dans mes rapports officiels avec les gens»; et c'est un peu cela, en effet), sans doute avais-je eu tendance à surestimer mon état de désespoir. Quelque chose en moi savait donc, avait toujours su que je finirais par rencontrer l'amour – je parle de l'amour partagé, le seul qui vaille, le seul qui puisse effectivement nous conduire à un ordre de perceptions différent, où l'individualité se fissure, où les conditions du monde apparaissent modifiées, et sa continuation légitime. Je n'avais pourtant rien d'un naïf; je savais que la plupart des gens naissent, vieillissent et meurent sans avoir connu l'amour. Peu après l'épidémie dite de la «vache folle», de nouvelles normes furent promulguées dans le domaine de la traçabilité de la viande bovine. Dans les rayons boucherie des supermarchés, dans les établissements de restauration rapide, on put voir apparaître de petites étiquettes, en général ainsi libellées: «Né et élevé en France. Abattu en France.» Une vie simple, en effet.