Si l'on s'en tient aux circonstances, le début de notre histoire fut d'une banalité extrême. J'avais quarante-sept ans au moment de notre rencontre, et elle vingt-deux. J'étais riche, elle était belle. En plus elle était actrice, et les réalisateurs de films couchent avec leurs actrices, c'est connu; certains films, même, ne paraissent pas avoir d'autre motivation essentielle. Pouvait-on, ceci dit, me considérer comme un réalisateur de films? En tant que réalisateur je n'avais que «DEUX MOUCHES PLUS TARD» à mon actif, et je m'apprêtais à renoncer à réaliser «LES ÉCHANGISTES DE L'AUTOROUTE», en fait j'y avais même déjà renoncé au moment où je revins de Paris, quand le taxi s'arrêta devant ma résidence de San José je sentis sans risque d'erreur que je n'avais plus la force, et que je n'allais pas donner suite à ce projet, pas plus qu'à aucun autre. Les choses, cependant, avaient suivi leur cours, et j'étais attendu par une dizaine de fax de producteurs européens qui souhaitaient en savoir un peu plus. Ma note d'intention se limitait à une phrase: «Réunir les avantages commerciaux de la pornographie et de Pultraviolence.» Ce n'était pas une note d'intention, tout au plus un pitch, mais c'était bien, m'avait dit mon agent, beaucoup de jeunes réalisateurs procédaient comme ça aujourd'hui, j'étais sans le vouloir un professionnel moderne. Il y avait aussi trois DVD émanant des principaux agents artistiques espagnols; j'avais commencé à prospecter, en indiquant que le film avait un «éventuel contenu sexuel».
Voilà, c'est ainsi qu'a débuté la plus grande histoire d'amour de ma vie: de manière prévisible, convenue, et même si l'on veut vulgaire. Je me préparai au microondes un plat d'Arroz Très Delicias, introduisis un DVD au hasard dans le lecteur. Pendant que le plat chauffait, j'eus le temps d'éliminer les trois premières filles. Au bout de deux minutes il y eut une sonnerie, je retirai le plat du four, rajoutai de la purée de piments Suzi Weng; en même temps, sur l'écran géant dans le fond du salon, démarrait la bande-annonce d'Esther.
Je passai rapidement sur les deux premières scènes, extraites d'une sitcom quelconque et d'un feuilleton policier sans doute encore plus médiocre; mon attention, cependant, avait été attirée par quelque chose, j'avais le doigt sur la télécommande, et au moment de la seconde transition j'appuyai aussitôt pour repasser en vitesse normale.
Elle était nue, debout, dans une pièce assez peu définissable – sans doute l'atelier de l'artiste. Dans la première image, elle était éclaboussée par un jet de peinture jaune – celui qui projetait la peinture était hors champ. On la retrouvait ensuite allongée au milieu d'une mare éblouissante de peinture jaune. L'artiste -on ne voyait que ses bras – versait sur elle un seau de peinture bleue, puis l'étalait sur son ventre et sur ses seins; elle regardait dans sa direction avec un amusement confiant. Il la guidait en la prenant par la main, elle se retournait sur le ventre, il versait à nouveau de la peinture au creux de ses reins, l'étalait sur son dos et sur ses fesses; ses fesses bougeaient, accompagnaient le mouvement des mains. Il y avait dans son visage, dans chacun de ses gestes une innocence, une grâce sensuelle bouleversantes.
Je connaissais les travaux d'Yves Klein, je m'étais documenté depuis ma rencontre avec Vincent, je savais que cette action n'avait rien d'original ni d'intéressant sur le plan artistique; mais qui songe encore à l'art lorsque le bonheur est possible? J'ai regardé l'extrait dix fois de suite: je bandais, c'est certain, mais je crois que j'ai compris beaucoup de choses, aussi, dès ces premières minutes. J'ai compris que j'allais aimer Esther, que j'allais l'aimer avec violence, sans précaution ni espoir de retour. J'ai compris que cette histoire serait si forte qu'elle pourrait me tuer, qu'elle allait même probablement me tuer dès qu'Esther cesserait de m'aimer parce que quand même il y a certaines limites, chacun d'entre nous a beau avoir une certaine capacité de résistance on finit tous par mourir d'amour, ou plutôt d'absence d'amour, c'est au bout du compte inéluctablement mortel. Oui, bien des choses étaient déjà déterminées dès ces premières minutes, le processus était déjà bien engagé. Je pouvais encore l'interrompre, je pouvais éviter de rencontrer Esther, détruire ce DVD, partir en voyage très loin, mais en pratique j'appelai son agent dès le lendemain. Naturellement il fut ravi, oui c'est possible, je crois qu'elle ne fait rien en ce moment, la conjoncture vous le savez mieux que moi n'est pas simple, nous n'avons jamais travaillé ensemble? dites-moi si je me trompe, ce sera un plaisir un plaisir -«DEUX MOUCHES PLUS TARD» avait décidément eu un certain écho partout ailleurs qu'en France, il parlait un anglais tout à fait correct, et plus généralement l'Espagne se modernisait avec une rapidité surprenante.
Notre premier rendez-vous eut lieu dans un bar de la Calle Obispo de Léon, un bar assez grand, assez typique, avec des boiseries sombres et des tapas -je lui étais plutôt reconnaissant de n'avoir pas choisi un Planet Hollywood. J'arrivai avec dix minutes de retard, et à partir du moment où elle leva les yeux vers moi il ne fut plus question de libre arbitre, nous étions déjà dans l'étant donné. Je m'assis en face d'elle sur la banquette un peu avec la même sensation que j'avais eue quelques années plus tôt lorsque j'avais subi une anesthésie générale: l'impression d'un départ léger, consenti, l'intuition qu'au bout du compte la mort serait une chose très simple. Elle portait un jean serré, taille basse, et un top rosé moulant qui laissait ses épaules à découvert. Au moment où elle se leva pour aller commander j'aperçus son string, rosé également, qui dépassait du jean, et je me mis à bander. Lorsqu'elle revint du comptoir, j'eus beaucoup de mal à détacher mes yeux de son nombril. Elle s'en rendit compte, sourit, s'assit à côté de moi sur la banquette. Avec ses cheveux blond clair et sa peau très blanche, elle ne ressemblait pas vraiment à une Espagnole typique – j'aurais dit, plutôt, à une Russe. Elle avait de jolis yeux bruns, attentifs, et je ne me souviens plus très bien de mes premières paroles mais je crois que j'ai indiqué presque immédiatement que j'allais renoncer à mon projet de film. Elle en parut surprise, plus que réellement déçue. Elle me demanda pourquoi.
Au fond je n'en savais rien, et il me semble alors m'être lancé dans une explication assez longue, qui remontait à l'âge qu'elle avait à présent – son agent m'avait déjà dit qu'elle avait vingt-deux ans. Il en ressortait que j'avais mené une vie plutôt triste, solitaire, marquée par un labeur acharné, entrecoupée par de fréquentes périodes de dépression. Les mots me venaient facilement, je m'exprimais en anglais, de temps en temps elle me faisait répéter une phrase. En somme j'allais renoncer non seulement à ce film mais à peu près à tout, dis-je pour conclure; je ne ressentais en moi plus la moindre ambition, rage de vaincre ni quoi que ce soit de ce genre, il me semblait cette fois que j'étais vraiment fatigué.
Elle me regarda avec perplexité, comme si le mot lui paraissait mal choisi. Pourtant c'était cela, peut-être pas une fatigue physique, dans mon cas c'était plutôt nerveux, mais y a-t-il une différence? «Je n'ai plus la foi…» dis-je finalement.
«Maybe it's better…» dit-elle; puis elle posa une main sur mon sexe. En enfonçant sa tête au creux de mon épaule, elle pressa doucement la bite entre ses doigts.
Dans la chambre d'hôtel, elle m'en dit un peu plus sur sa vie. Certes, on pouvait la qualifier d'actrice, elle avait joué dans des sitcoms, des feuilletons policiers – où en général elle se faisait violer et étrangler par des psychopathes plus ou moins nombreux -, quelques publicités aussi. Elle avait même tenu le rôle principal dans un long métrage espagnol, mais le film n'était pas encore sorti, et de toute façon c'était un mauvais film; le cinéma espagnol, selon elle, était condamné à brève échéance.