Elle pouvait partir à l'étranger, dis-je, en France par exemple on faisait encore des films. Oui, mais elle ne savait pas si elle était une bonne actrice, ni d'ailleurs si elle avait envie d'être actrice. En Espagne elle réussissait à travailler de temps en temps, grâce à son physique atypique; elle était consciente de cette chance, et de son caractère relatif. Au fond elle considérait le métier d'actrice comme un petit boulot, mieux payé que servir des pizzas ou distribuer des flyers pour une soirée en discothèque, mais plus difficile à trouver. Par ailleurs elle étudiait le piano, et la philosophie. Et'elle voulait vivre, surtout.
Un peu le même genre d'études qu'une jeune fille accomplie du XIXe siècle, me dis-je machinalement en déboutonnant son jean. J'ai toujours eu du mal avec les jeans, leurs gros boutons métalliques, elle dut m'aider. Par contre je me suis tout de suite senti bien en elle, je crois que j'avais oublié que c'était si bon. Ou peut-être est-ce que ça n'avait jamais été aussi bon, peut-être est-ce que je n'avais jamais éprouvé autant de plaisir. À quarante-sept ans; la vie est étrange.
Esther vivait seule avec sa sœur, enfin sa sœur avait quarante-deux ans et lui avait plutôt servi de mère; sa véritable mère était à moitié folle. Elle ne connaissait pas son père, même pas de nom, elle n'avait jamais vu de photo, rien.
Sa peau était très douce.
DANIEL25,1
Au moment où la barrière de protection se refermait, le soleil perça entre deux nuages et l'ensemble de la résidence fut baigné d'une lumière aveuglante. La peinture des murs extérieurs contenait une petite quantité de radium, à la radioactivité atténuée, qui protégeait efficacement des orages magnétiques, mais augmentait l'indice de réflexion des bâtiments; le port de lunettes de protection, dans les premiers jours, était conseillé.
Fox vint vers moi en agitant faiblement la queue. Les compagnons canins survivent rarement à la disparition du néo-humain avec lequel ils ont passé leur vie. Ils reconnaissent bien sûr l'identité génétique du successeur, dont l'odeur corporelle est identique, mais dans la plupart des cas ce n'est pas suffisant, ils cessent de jouer et de s'alimenter et décèdent rapidement, en l'espace de quelques semaines. Je savais ainsi que le début de mon existence effective serait marqué par le deuil; je savais aussi que cette existence se déroulerait dans une région marquée par une forte densité de sauvages, où les consignes de protection devraient être appliquées avec rigueur; j'étais en outre préparé aux principaux éléments d'une vie classique.
Ce que j'ignorais par contre, et que je découvris en pénétrant dans le bureau de mon prédécesseur, c'est que Daniel24 avait pris certaines notes manuscrites sans les reporter à l'adresse IP de son commentaire – ce qui était plutôt inhabituel. La plupart témoignaient d'une curieuse amertume désabusée – comme celle-ci, griffonnée sur une feuille détachée d'un carnet à spirale:
D'autres semblaient empreintes d'une lassitude, d'une sensation de vacuité étrangement humaines:
Dans les deux cas, il avait procédé en mode non codant. Sans être directement préparé à cette éventualité, je n'en étais pas absolument surpris: je savais que la lignée des Daniel était – et cela, depuis son fondateur – prédisposée à une certaine forme de doute et d'auto-dépréciation. J'eus quand même un choc en découvrant cette ultime note qu'il avait laissée sur sa table de chevet, et qui devait, d'après l'état du papier, être très récente:
La légèreté humoristique, l'auto-ironie – ainsi, d'ailleurs, que l'allusion directe à des éléments de vie humains -étaient ici si marquées qu'une telle note aurait pu être attribuée sans difficulté à Daniel1, notre lointain ancêtre, plutôt qu'à l'un de ses successeurs néo-humains. La conclusion s'imposait: à force de se plonger dans la biographie, à la fois ridicule et tragique, de Daniel1, mon prédécesseur s'était peu à peu laissé imprégner par certains aspects de sa personnalité; ce qui était, dans un sens, exactement le but recherché par les Fondateurs; mais, contrairement aux enseignements de la Sœur suprême, il n'avait pas su garder une suffisante distance critique. Le danger existait, il avait été répertorié, je me sentais préparé à y faire face; je savais surtout qu'il n'y avait pas d'autre issue. Si nous voulions préparer l'avènement des Futurs nous devions au préalable suivre l'humanité dans ses faiblesses, ses névroses, ses doutes; nous devions les faire entièrement nôtres, afin de les dépasser. La duplication rigoureuse du code génétique, la méditation sur le récit de vie du prédécesseur, la rédaction du commentaire: tels étaient les trois piliers de notre foi, inchangés depuis l'époque des Fondateurs. Avant de me préparer un repas léger je joignis les mains pour une brève oraison à la Sœur suprême et je me sentis de nouveau lucide, équilibré, actif.
Avant de m'endormir, je survolai le commentaire de Marie22; je savais que je rentrerais bientôt en contact avec Marie23. Fox s'allongea à mes côtés, soupira doucement. Il allait mourir près de moi, et le savait; c'était déjà un vieux chien, maintenant; il s'endormit presque aussitôt.
DANIEL1,13
C'était un autre monde, séparé du monde ordinaire par quelques centimètres de tissu – indispensable protection sociale, puisque 90% des hommes qu'était appelée à rencontrer Esther seraient saisis de l'immédiat désir de la pénétrer. Le Jean une fois enlevé je jouai quelque temps avec son string rosé, constatant que son sexe devenait rapidement humide; il était cinq heures de l'après-midi. Oui, c'était un autre monde, et j'y demeurai jusqu'au lendemain matin à onze heures -c'était l'ultime limite pour un petit déjeuner, et je commençais à avoir sérieusement besoin de m'alimenter. J'avais probablement dormi, par brèves périodes. Pour le reste, ces quelques heures justifiaient ma vie. Je n'exagérais pas, et j'avais conscience de ne pas exagérer: nous étions à présent dans l'absolue simplicité des choses. La sexualité, ou plus exactement le désir, était bien entendu un thème que j'avais abordé à de multiples reprises dans mes sketches; que beaucoup de choses en ce monde tournent autour de la sexualité, ou plus exactement du désir, j'en étais conscient comme tout autre – et probablement bien plus que beaucoup d'autres. Dans ces conditions, en comique vieillissant, j'avais pu parfois me laisser gagner par une sorte de doute sceptique: la sexualité était peut-être, comme tant d'autres choses et presque tout en ce monde, surfaite; il ne s'agissait peut-être que d'une banale ruse destinée à augmenter la compétition entre les hommes et la rapidité de fonctionnement de l'ensemble. Il n'y avait peut-être rien de plus dans la sexualité que dans un déjeuner chez Taillevent, ou une Bentley Continental GT; rien qui justifie que l'on s'agite à ce point.