Cette nuit devait me montrer que j'avais tort, et me ramener à une vision plus élémentaire des choses. Le lendemain, de retour à San José, je descendis jusqu'à la Playa de Monsul. Observant la mer, et le soleil qui descendait sur la mer, j'écrivis un poème. Le fait était déjà en soi curieux: non seulement je n'avais jamais écrit de poésie auparavant, mais je n'en avais même pratiquement jamais lu, à l'exception de Baudelaire. La poésie d'ailleurs, pour ce que j'en savais, était morte. J'achetais assez régulièrement une revue littéraire trimestrielle, de tendance plutôt ésotérique – sans appartenir vraiment à la littérature, je m'en sentais parfois proche; j'écrivais malgré tout mes sketches, et même si je ne visais à rien d'autre qu'à une parodie approximative de style oral j'étais conscient de la difficulté qu'il y a à aligner des mots, à les organiser en phrases, sans que l'ensemble s'effondre dans l'incohérence ou s'enlise dans l'ennui. Dans cette revue, deux ans auparavant, j'avais lu un long article consacré à la disparition de la poésie – disparition que le signataire jugeait inéluctable. Selon lui la poésie, en tant que langage non contextuel, antérieur à la distinction objets-propriétés, avait définitivement déserté le monde des hommes. Elle se situait dans un en-deçà primitif auquel nous n'aurions plus jamais accès, car il était antérieur à la véritable constitution de l'objet, et de la langue. Inapte à transporter des informations plus précises que de simples sensations corporelles et émotionnelles, intrinsèquement liée à l'état magique de l'esprit humain, elle avait été rendue irrémédiablement désuète par l'apparition de procédures fiables d'attestation objective. Tout cela m'avait convaincu à l'époque, mais je ne m'étais pas lavé ce matin-là, j'étais encore empli de l'odeur d'Esther, et de ses saveurs (jamais entre nous il n'avait été question de préservatifs, le sujet n'avait simplement pas été abordé, et je crois qu'elle n'y avait même pas songé – moi non plus je n'y avais pas songé, et c'était plus surprenant parce que mes premiers ébats s'étaient déroulés au temps du sida, et d'un sida qui était à l'époque inéluctablement mortel, c'était quand même quelque chose qui aurait dû me marquer). Enfin le sida appartenait sans doute au domaine du contextuel, c'était ce qu'on pouvait se dire, en tout cas j'écrivis mon premier poème ce matin-là, alors que j'étais encore baigné de l'odeur d'Esther. Ce poème, le voici:
À l'issue de cette nuit, le soleil était revenu sur Madrid. J'appelai un taxi et j'attendis quelques minutes dans le hall de l'hôtel, en compagnie d'Esther, cependant qu'elle répondait aux multiples messages qui s'étaient accumulés sur son portable. Elle avait déjà téléphoné à de nombreuses reprises au cours de la nuit, elle semblait avoir une vie sociale très riche; la plupart de ses conversations se terminaient par la formule «un besito», ou parfois «un beso». Je ne parlais pas vraiment espagnol, la nuance s'il y en avait une m'échappait, mais je pris conscience au moment où le taxi s'arrêtait devant le hall de l'hôtel qu'elle embrassait en pratique assez peu. C'était assez curieux parce que sinon elle appréciait la pénétration sous toutes ses formes, elle présentait son cul avec beaucoup de grâce (elle avait des petites fesses haut perchées, plutôt un cul de garçon), elle suçait sans hésitation et même avec enthousiasme; mais à chaque fois que mes lèvres s'étaient approchées des siennes elle s'était détournée, un peu gênée.
Je déposai mon sac de voyage dans le coffre; elle me tendit une joue, il y eut deux baisers rapides, puis je montai en voiture. En descendant l'avenue, quelques mètres plus loin, je me retournai pour lui faire au revoir de la main; mais elle était déjà au téléphone, et ne remarqua pas mon signe.
Dès mon arrivée à l'aéroport d'Almeria, je compris ce qu'allait être ma vie au cours des semaines suivantes. Depuis des années déjà, je laissais mon portable à peu près systématiquement éteint: c'était une question de statut, j'étais une star européenne; si l'on voulait me joindre il fallait laisser un message, et attendre que je rappelle. Cela avait parfois été dur, mais je m'étais tenu à cette règle, et j'avais eu gain de cause au fil des années: les producteurs laissaient des messages; les acteurs connus, les directeurs de journaux laissaient des messages; j'étais au sommet de la pyramide et je comptais bien y rester, au moins pendant quelques années, jusqu'à ce que j'officialise ma sortie de scène. Cette fois mon premier geste, dès la descente de l'avion, fut d'allumer mon portable; je fus surpris, et presque effrayé par la violence de la déception qui me saisit lorsque je m'aperçus que je n'avais aucun message d'Esther.
La seule chance de survie, lorsqu'on est sincèrement épris, consiste à le dissimuler à la femme qu'on aime, à feindre en toutes circonstances un léger détachement. Quelle tristesse, dans cette simple constatation! Quelle accusation contre l'homme!… Il ne m'était cependant jamais venu à l'esprit de contester cette loi, ni d'envisager de m'y soustraire: l'amour rend faible, et le plus faible des deux est opprimé, torturé et finalement tué par l'autre, qui de son côté opprime, torture et tue sans penser à mal, sans même en éprouver de plaisir, avec une complète indifférence; voilà ce que les hommes, ordinairement, appellent l'amour. Pendant les deux premiers jours je passai par de grands moments d'hésitation, au sujet de ce téléphone. J'arpentais les pièces, allumant cigarette sur cigarette, de temps en temps je marchais jusqu'à la mer, je rebroussais chemin et je me rendais compte que je n'avais pas vu la mer, que j'aurais été incapable de confirmer sa présence en cette minute -pendant ces promenades je m'obligeais à me séparer de mon téléphone, à le laisser sur ma table de chevet, et plus généralement je m'obligeais à respecter un intervalle de deux heures avant de le rallumer et de constater une fois de plus qu'elle ne m'avait pas laissé de message. Au matin du troisième jour, j'eus l'idée de laisser allumé mon téléphone en permanence et d'essayer d'oublier l'attente de la sonnerie; au milieu de la nuit, en avalant mon cinquième comprimé de Mépronizine, je me rendis compte que ça ne servait à rien, et je commençai à me résigner au fait qu'Esther était la plus forte, et que je n'avais plus aucun pouvoir sur ma propre vie.
Au soir du cinquième jour, je l'appelai. Elle ne parut pas du tout surprise de m'entendre, le temps lui avait paru passer très vite. Elle accepta facilement de venir me rendre visite à San José; elle connaissait la province d'Almeria pour y avoir passé plusieurs fois des vacances, quand elle était petite fille; depuis quelques années elle allait plutôt à Ibiza, ou à Formentera. Elle pouvait passer un week-end, pas le suivant, mais celui dans deux semaines; je respirai profondément pour ne pas montrer ma déception. «Un besito…» dit-elle juste avant de raccrocher. Voilà; j'avais franchi un nouveau cran dans l'engrenage.