Nous continuâmes à discuter, nus, tous les quatre, à quelques mètres du bord de la mer. Ni lui ni elle ne semblaient surpris par la présence d'Esther et la disparition d'Isabelle. Les élohimites forment rarement des couples stables, ils peuvent vivre ensemble deux ou trois ans, parfois plus, mais le prophète encourage vivement chacun à garder son autonomie et son indépendance, en particulier financière, nul ne doit consentir à un dessaisissement durable de sa liberté individuelle, que ce soit par un mariage ou un simple PACS, l'amour doit rester ouvert et pouvoir être constamment remis en jeu, tels sont les principes édictés par le prophète. Même si elle profitait des hauts revenus de Patrick et du mode de vie qu'ils permettaient, Fadiah n'avait probablement aucune possession commune avec lui, et ils avaient sans aucun doute des comptes séparés. Je demandai à Patrick des nouvelles de ses parents, il m'apprit alors une triste nouvelle: sa mère était morte. Cela avait été très inattendu, très brutaclass="underline" une infection nosocomiale contractée dans un hôpital de Liège où elle était rentrée pour une opération en principe banale de la hanche; elle avait succombé en quelques heures. Lui-même était en déplacement professionnel en Corée et n'avait pas pu la voir sur son lit de mort, à son retour elle était déjà congelée – elle avait fait don de son corps à la science. Robert, son père, supportait très mal le choc, en fait il avait décidé de quitter l'Espagne pour s'installer dans une maison de retraite en Belgique; il lui laissait la propriété.
Le soir, nous dînâmes ensemble dans un restaurant de poissons de San José. Robert le Belge dodelinait de la tête, participait peu à la conversation; il était à peu près complètement abruti par les calmants. Patrick me rappela que le stage d'hiver se déroulait dans quelques mois à Lanzarote, et qu'ils espéraient vivement ma présence, le prophète lui en avait encore parlé la semaine dernière, j'avais fait sur lui une très bonne impression, et cette fois ce serait vraiment grandiose, il y aurait des adhérents venus du monde entier. Esther, naturellement, était la bienvenue. Elle n'avait jamais entendu parler de la secte, aussi écouta-t-elle l'exposé de la doctrine avec curiosité. Patrick, sans doute échauffé par le vin (un Tesoro de Bullas, de la région de Murcie, un vin qui tapait fort), insista particulièrement sur les aspects sexuels. L'amour qu'enseignait le prophète, et qu'il recommandait de pratiquer, était l'amour véritable, non possessif: si l'on aimait véritablement une femme, ne devait-on pas se réjouir de la voir prendre du plaisir avec d'autres hommes? De même qu'elle se réjouissait, sans arrière-pensée, de vous voir éprouver du plaisir avec d'autres femmes? Je connaissais ce genre de baratin, j'avais eu des discussions pénibles là-dessus avec des journalistes du temps que j'introduisais des partouzeuses anorexiques dans mes sketches. Robert le Belge hochait la tête avec une approbation désespérée, lui qui n'avait probablement jamais connu d'autre femme que la sienne, à présent décédée, et qui allait sans doute mourir assez vite dans sa maison de retraite du Brabant, croupissant anonymement dans son urine, encore heureux s'il pouvait éviter d'être molesté par les aides-soignants. Fadiah elle aussi semblait tout à fait d'accord, trempait ses crevettes dans la mayonnaise, se léchait les lèvres avec gourmandise. J'ignorais complètement ce que pouvait en penser Esther, j'imagine qu'elle devait trouver les discussions théoriques à ce sujet assez
ringardes, et à vrai dire j'étais un peu dans le même état d'esprit – quoique pour des raisons différentes, plutôt liées à une répulsion générale pour les discussions théoriques, il me devenait de plus en plus difficile d'y participer, ou même de feindre un intérêt quelconque. Dans le fond j'aurais certainement eu des objections à formuler, par exemple que l'amour non possessif ne paraissait concevable que si l'on vivait soi-même dans une atmosphère saturée de délices, d'où toute crainte était absente, en particulier la crainte de l'abandon et de la mort, qu'il impliquait au minimum, et entre autres choses, l'éternité, en bref que ses conditions n'étaient pas réalisées; quelques années plus tôt j'aurais certainement argumenté, mais je ne m'en sentais plus la force, et de toute façon ce n'était pas trop grave, Patrick était un peu ivre, il s'écoutait parler avec satisfaction, le poisson était frais, nous passions ce qu'il est convenu d'appeler une agréable soirée. Je promis de venir à Lanzarote, Patrick m'assura d'un geste large que je bénéficierais d'un traitement VIP tout à fait exceptionnel; Esther ne savait pas, elle aurait peut-être des examens à cette période. En nous quittant je serrai longuement la main de Robert, qui marmonna quelque chose que je ne compris pas du tout; il tremblait un peu, malgré la douceur de la température. Il me faisait de la peine, ce vieux matérialiste, avec ses traits creusés par le chagrin, ses cheveux avaient blanchi d'un seul coup. Il n'en avait plus que pour quelques mois, quelques semaines peut-être. Qui le regretterait? Pas grand monde; probablement Harry, qui allait se retrouver privé d'entretiens plaisants, balisés, contradictoires sans excès. Je pris alors conscience qu'Harry supporterait probablement bien mieux que Robert la disparition de sa femme; il pouvait se représenter Hildegarde jouant de la harpe au milieu des anges du Seigneur, ou, sous une forme plus spirituelle, blottie dans un recoin topologique du point oméga, quelque chose de ce genre; pour Robert le Belge, la situation était sans issue.