Comme j'étais dans un hôtel près de la place de Clichy, j'en profitai pour me rendre dans quelques sex – shops afin d'acheter des dessous sexy à Esther – elle m'avait dit qu'elle aimait bien le latex, qu'elle appréciait aussi d'être cagoulée, menottée, couverte de chaînes. Le vendeur me paraissant inhabituellement compétent, je lui parlai de mon problème d'éjaculation précoce; il me conseilla une crème allemande récemment mise sur le marché, à la composition complexe – il y avait du sulfate de benzo-caïne, de l'hydrochlorite de potassium, du camphre. En l'appliquant sur le gland avant le rapport sexuel, et en massant soigneusement pour faire pénétrer, la sensibilité se trouvait diminuée, la montée du plaisir et l'éjaculation survenaient beaucoup plus lentement. Je l'essayai dès mon retour en Espagne et ce fut d'emblée un succès total, je pouvais la pénétrer pendant des heures, sans autre limite que l'épuisement respiratoire – pour la première fois de ma vie j'eus envie d'arrêter de fumer. Généralement je me réveillais avant elle, mon premier mouvement était de la lécher, très vite sa chatte était humide et elle ouvrait les cuisses pour être prise: nous faisions l'amour dans le lit, sur les divans, à la piscine, à la plage. Peut-être des gens vivent-ils ainsi pendant de longues années, mais moi je n'avais jamais connu un tel bonheur, et je me demandais comment j'avais pu vivre jusque-là. Elle avait d'instinct les mimiques, les petits gestes (s'humecter les lèvres avec gourmandise, serrer ses seins entre les paumes pour vous les tendre) qui évoquent la fille un peu salope, et portent l'excitation de l'homme à son plus haut point. Etre en elle était une source de joies infinies, je sentais chacun des mouvements de sa chatte lorsqu'elle la refermait, doucement ou plus fort, sur mon sexe, pendant des minutes entières je criais et je pleurais en même temps, je ne savais plus du tout où j'en étais, parfois lorsqu'elle se retirait je m'apercevais qu'il y avait eu, très fort, de la musique, et que je n'en avais rien entendu. Nous sortions rarement, parfois nous allions prendre un cocktail dans un lounge bar de San José, mais là aussi très vite elle se rapprochait de moi, posait la tête sur mon épaule, ses doigts pressaient ma bite à travers le tissu mince, et souvent nous allions tout de suite baiser dans les toilettes – j'avais renoncé à porter des sous-vêtements, elle n'avait jamais de culotte. Elle avait vraiment très peu d'inhibitions: parfois, lorsque nous étions seuls dans le bar, elle s'agenouillait entre mes jambes sur la moquette et me suçait tout en terminant son cocktail à petites gorgées. Un jour, en fin d'après-midi, nous fûmes surpris dans cette position par le serveur: elle retira ma bite de sa bouche, mais la garda entre ses mains, releva la tête et lui fit un grand sourire tout en continuant à me branler de deux doigts; il sourit également, encaissa l'addition, et ce fut alors comme si tout était prévu, arrangé de longue date par une autorité supérieure, et que mon bonheur, lui aussi, était inclus dans l'économie du système.
J'étais au paradis, et je n'avais aucune objection à continuer à y vivre pour le restant de mes jours, mais elle dut partir au bout d'une semaine pour reprendre ses leçons de piano. Le matin de son départ, avant son réveil, je massai soigneusement mon gland avec la crème allemande; puis je m'agenouillai au-dessus de son visage, écartai ses longs cheveux blonds et introduisis mon sexe entre ses lèvres; elle commença à téter avant même d'ouvrir les yeux. Plus tard, alors que nous prenions le petit déjeuner, elle me dit que le goût plus prononcé de mon sexe au réveil, mélangé à celui de la crème, lui avait rappelé celui de la cocaïne. Je savais qu'après avoir sniffé beaucoup de gens aimaient à lécher les grains de poudre restants. Elle m'expliqua alors que, dans certaines parties, les filles avaient un jeu consistant à se faire une ligne de coke sur le sexe des garçons présents; enfin elle n'allait plus tellement à ce genre de parties maintenant, c'était plutôt quand elle avait seize, dix-sept ans.
Le choc, pour moi, fut assez douloureux; le rêve de tous les hommes c'est de rencontrer des petites salopes innocentes, mais prêtes à toutes les dépravations – ce que sont, à peu près, toutes les adolescentes. Ensuite peu à peu les femmes s'assagissent, condamnant ainsi les hommes à rester éternellement jaloux de leur passé dépravé de petite salope. Refuser de faire quelque chose parce qu'on l'a déjà fait, parce qu'on a déjà vécu l'expérience, conduit rapidement à une destruction, pour soi-même comme pour les autres, de toute raison de vivre comme de tout futur possible, et vous plonge dans un ennui pesant qui finit par se transformer en une amertume atroce, accompagnée de haine et de rancœur à l'égard de ceux qui appartiennent encore à la vie. Esther, heureusement, ne s'était nullement assagie, mais je ne pus pourtant pas m'empêcher de l'interroger sur sa vie sexuelle; elle me répondit, comme je m'y attendais, sans détour, et avec beaucoup de simplicité. Elle avait fait l'amour pour la première fois à l'âge de douze ans, après une soirée en discothèque lors d'un séjour linguistique en Angleterre; mais ce n'était pas très important, me dit-elle, plutôt une expérience isolée. Ensuite, il ne s'était rien passé pendant à peu près deux ans. Puis elle avait commencé à sortir à Madrid, et là oui, il s'était passé pas mal de choses, elle avait vraiment découvert les jeux sexuels. Quelques partouzes, oui. Un peu de SM. Pas tellement de filles – sa sœur était complètement bisexuelle, elle non, elle préférait les garçons. Pour son dix-huitième anniversaire elle avait eu envie, pour la première fois, de coucher avec deux garçons en même temps, et elle en gardait un excellent souvenir, les garçons étaient en pleine forme, cette histoire à trois s'était même prolongée quelque temps, les garçons s'étaient peu à peu spécialisés, elle les branlait et les suçait tous les deux mais l'un la pénétrait plutôt par-devant, l'autre par-derrière, et c'était peut-être ce qu'elle préférait, il réussissait vraiment à l'enculer très fort, surtout lorsqu'elle avait acheté des poppers. Je l'imaginais, frêle petite jeune fille, entrant dans les sex-shops de Madrid pour demander des poppers. Il y a une brève période idéale, pendant la dissolution des sociétés à morale religieuse forte, où les jeunes ont vraiment envie d'une vie libre, débridée, joyeuse; ensuite ils se lassent, peu à peu la compétition narcissique reprend le dessus, et à la fin ils baisent encore moins qu'à l'époque de morale religieuse forte; mais Esther appartenait encore à cette brève période idéale, plus tardive en Espagne. Elle avait été si simplement, si honnêtement sexuelle, elle s'était prêtée de si bonne grâce à tous les jeux, à toutes les expériences dans le domaine sexuel, sans jamais penser que ça puisse avoir quelque chose de mal, que je ne parvenais même pas réellement à lui en vouloir. J'avais juste la sensation tenace et lancinante de l'avoir rencontrée trop tard, beaucoup trop tard, et d'avoir gâché ma vie; cette sensation, je le savais, ne m'abandonnerait pas, tout simplement parce qu'elle était juste.
Nous nous revîmes très souvent les semaines suivantes, je passais pratiquement tous les week-ends à Madrid. J'ignorais complètement si elle couchait avec d'autres garçons en mon absence, je suppose que oui, mais je parvenais assez bien à chasser la pensée de mon esprit, après tout elle était chaque fois disponible pour moi, heureuse de me voir, elle faisait toujours l'amour avec autant de candeur, aussi peu de retenue, et je ne vois vraiment pas ce que j'aurais pu demander de plus. Il ne me venait même pas à l'esprit, ou très rarement, de m'interroger sur ce qu'une jolie fille comme elle pouvait bien me trouver. Après tout j'étais drôle, elle riait beaucoup en ma compagnie, c'était peut-être tout simplement la même chose qui me sauvait, aujourd'hui comme avec Sylvie, trente ans auparavant, au moment où j'avais commencé une vie amoureuse dans l'ensemble peu satisfaisante et traversée de longues éclipses. Ce n'était certainement pas mon argent qui l'attirait, ni ma célébrité – en fait, à chaque fois que j'étais reconnu dans la rue en sa présence, elle s'en montrait plutôt gênée. Elle n'aimait pas tellement non plus être reconnue elle-même comme actrice – cela se produisait aussi, quoique plus rarement. Il est vrai qu'elle ne se considérait pas tout à fait comme une comédienne; la plupart des comédiens acceptent sans problème d'être aimés pour leur célébrité, et après tout à juste titre puisqu'elle fait partie d'eux-mêmes, de leur personnalité la plus authentique, de c elle en tout cas qu'ils se sont choisie. Rares par contre sont les hommes qui acceptent d'être aimés pour leur argent, en Occident tout du moins, c'est autre chose chez les commerçants chinois. Dans la simplicité de leurs âmes, les commerçants chinois considèrent que leurs Mercedes classe S, leurs salles de bains avec appareil d'hydromassage et plus généralement leur argent font partie d'eux-mêmes, de leur personnalité profonde, et n'ont donc aucune objection à soulever l'enthousiasme des jeunes filles par ces attributs matériels, ils ont avec eux le même rapport immédiat, direct, qu'un Occidental pourra avoir avec la beauté de son visage – et au fond à plus juste titre, puisque, dans un système politico-économique suffisamment stable, s'il arrive fréquemment qu'un homme soit dépouillé de sa beauté physique par la maladie, si la vieillesse de toute façon l'en dépouillera inéluctablement, il est beaucoup plus rare qu'il le soit de ses villas sur la Côte d'Azur, ou de ses Mercedes classe S. Il reste que j'étais un névrosé occidental, et non pas un commerçant chinois, et que dans la complexité de mon âme je préférais largement être apprécié pour mon humour que pour mon argent, ou même que pour ma célébrité – car je n'étais nullement certain, au cours d'une carrière pourtant longue et active, d'avoir donné le meilleur de moi-même, d'avoir exploré toutes les facettes de ma personnalité, je n'étais pas un artiste authentique au sens où pouvait l'être, par exemple, Vincent, parce que je savais bien au fond que la vie n'avait rien de drôle mais j'avais refusé d'en tenir compte, j'avais été un peu une pute quand même, je m'étais adapté aux goûts du public, jamais je n'avais été réellement sincère à supposer que ce soit possible, mais je savais qu'il fallait le supposer et que si la sincérité, en elle-même, n'est rien, elle est la condition de tout. Au fond de moi je me rendais bien compte qu'aucun de mes misérables sketches, aucun de mes lamentables scénarios, mécaniquement ficelés, avec l'habileté d'un professionnel retors, pour divertir un public de salauds et de singes, ne méritait de me survivre. Cette pensée était, par moments, douloureuse; mais je savais que je parviendrais, elle aussi, à la chasser assez vite.