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La seule chose que je m'expliquais mal, c'était l'espèce de gêne qu'éprouvait Esther quand sa sœur lui téléphonait, et que j'étais avec elle dans une chambre d'hôtel. En y pensant, je pris conscience que si j'avais rencontré certains de ses amis – des homosexuels essentiellement -, je n'avais jamais rencontré sa sœur, avec qui pourtant elle vivait. Après un moment d'hésitation, elle m'avoua qu'elle n'avait jamais parlé à sa sœur de notre relation; chaque fois qu'on se voyait elle prétendait être avec une amie, ou un autre garçon. Je lui demandai pourquoi: elle n'avait jamais réellement réfléchi à la question; elle sentait que sa sœur serait choquée, mais elle n'avait pas cherché à approfondir. Ce n'était certainement pas le contenu de mes productions, shows ou films, qui était en cause; elle était encore adolescente à la mort de Franco, elle avait participé activement à la movida qui s'était ensuivie, et mené une vie passablement débridée. Toutes les drogues avaient droit de cité chez elle, de la cocaïne au LSD en passant par les champignons hallucinogènes, la marijuana et l'ecstasy. Lorsque Esther avait cinq ans sa sœur vivait avec deux hommes, eux-mêmes bisexuels; tous trois couchaient dans le même lit, et venaient ensemble lui dire bonsoir avant qu'elle ne s'endorme. Plus tard elle avait vécu avec une femme, sans cesser de recevoir de nombreux amants, à plusieurs reprises elle avait organisé des soirées assez chaudes dans l'appartement. Esther passait dire bonsoir à tout le monde avant de rentrer dans sa chambre lire ses Tintin. Il y avait quand même certaines limites, et sa sœur avait une fois viré de chez elle sans ménagements un invité qui s'essayait à des caresses trop appuyées sur la petite fille, menaçant même d'appeler la police. «Entre adultes libres et consentants», telle était la limite, et l'âge adulte commençait à la puberté, tout cela était parfaitement clair, je voyais très bien le genre de femme que c'était, et en matière artistique elle était certainement partisane d'une liberté d'expression totale. En tant que journaliste de gauche elle devait respecter la thune, dinero, enfin je ne voyais pas ce qu'elle pouvait me reprocher. Il devait y avoir autre chose de plus secret, de moins avouable, et pour en avoir le cœur net je finis par poser directement la question à Esther.

Elle me répondit après quelques minutes de réflexion, d'une voix pensive: «Je pense qu'elle va trouver que tu es trop vieux…» Oui c'était ça, j'en fus convaincu dès qu'elle le dit, et la révélation ne me causa aucune surprise, c'était comme l'écho d'un choc sourd, attendu. La différence d'âge était le dernier tabou, l'ultime limite, d'autant plus forte qu'elle restait la dernière, et qu'elle avait remplacé toutes les autres. Dans le monde moderne on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d'être vieux. « Elle va trouver ça malsain, pas normal que je ne sois pas avec un garçon de mon âge…» poursuivit-elle avec résignation. Eh bien oui j'étais un homme vieillissant, j'avais cette dis grâce – pour reprendre le terme employé par Coetzee, il me paraissait parfait, je n'en voyais aucun autre; cette liberté de moeurs si charmante, si fraîche et si séduisante chez les adolescents ne pouvait devenir chez moi que l'insistance répugnante d'un vieux cochon qui refuse de passer la main. Ce que penserait sa sœur, à peu près tout le monde l'aurait pensé à sa place, il n'y avait à cela pas d'issue – à moins d'être un commerçant chinois.

J'avais décidé cette fois-là de rester à Madrid toute la semaine, et deux jours plus tard j'eus une petite dispute avec Esther au sujet de Ken Park, le dernier film de Larry Clark, qu'elle avait tenu à aller voir. J'avais détesté Kids, je détestai Ken Park encore davantage, la scène où cette sale petite ordure bat ses grands-parents m'était en particulier insupportable, ce réalisateur me dégoûtait au dernier degré, et c'est sans doute ce dégoût sincère qui fit que je fus incapable de m'empêcher d'en parler alors que je me doutais bien qu'Esther l'aimait par habitude, par conformisme, parce qu'il était cool d'approuver la représentation de la violence dans les arts, qu'elle l'aimait en somme sans vrai discernement, comme elle aimait Michael Haneke par exemple, sans même se rendre compte que le sens des films de Michael Haneke, douloureux et moral, était aux antipodes de celui des films de Larry Clark. Je savais que j'aurais mieux fait de me taire, que l'abandon de mon personnage comique habituel ne pouvait m'attirer que des ennuis, mais je ne pouvais pas, le démon de la perversité était le plus fort; nous étions dans un bar bizarre, très kitsch, avec des miroirs et des dorures, rempli d'homosexuels paroxystiques qui s'enculaient sans retenue dans des backrooms adjacentes, mais cependant ouvert à tous, des groupes de garçons et de filles prenaient tranquillement des Cocas aux tables voisines. Je lui expliquai en vidant rapidement ma tequila glacée que l'ensemble de ma carrière et de ma fortune je l'avais bâti sur l'exploitation commerciale des mauvais instincts, sur cette attirance absurde de l'Occident pour le cynisme et pour le mal, et que je me sentais donc spécialement bien placé pour affirmer que parmi tous les commerçants du mal Larry Clark était l'un des plus communs, des plus vulgaires, simplement parce qu'il prenait sans retenue le parti des jeunes contre les vieux, que tous ses films n'avaient d'autre objectif que d'inciter les enfants à se comporter envers leurs parents sans la moindre humanité, sans la moindre pitié, et que cela n'avait rien de nouveau ni d'original, c'était la même chose dans tous les secteurs culturels depuis une cinquantaine d'années, cette tendance prétendument culturelle ne dissimulait en fait que le désir d'un retour à l'état primitif où les jeunes se débarrassaient des vieux sans ménagements, sans états d'âme, simplement parce qu'ils étaient trop faibles pour se défendre, elle n'était donc qu'un reflux brutal, typique de la modernité, vers un stade antérieur à toute civilisation, car toute civilisation pouvait se juger au sort qu'elle réservait aux plus faibles, à ceux qui n'étaient plus ni productifs ni désirables, en somme Larry Clark et son abject complice Harmony Korine n'étaient que deux des spécimens les plus pénibles – et artistiquement les plus misérables – de cette racaille nietzschéenne qui proliférait dans le champ culturel depuis trop longtemps, et ne pouvaient en aucun cas être mis sur le même plan que des gens comme Michael Haneke, ou comme moi-même par exemple – qui m'étais toujours arrangé pour introduire une certaine forme de doute, d'incertitude, de malaise au sein de mes spectacles, même s'ils étaient (j'étais le premier à le reconnaître) globalement répugnants. Elle m'écoutait d'un air désolé mais avec beaucoup d'attention, elle n'avait pas encore touché à son Fanta.