Esther n'était certainement pas bien éduquée au sens habituel du terme, jamais l'idée ne lui serait venue de vider un cendrier ou de débarrasser le relief de ses repas, et c'est sans la moindre gêne qu'elle laissait la lumière allumée derrière elle dans les pièces qu'elle venait de quitter (il m'est arrivé, suivant pas à pas son parcours dans ma résidence de San José, d'avoir à actionner dix-sept commutateurs); il n'était pas davantage question de lui demander de penser à faire un achat, de ramener d'un magasin où elle se rendait une course non destinée à son propre usage, ou plus généralement de rendre un service quelconque. Comme toutes les très jolies jeunes filles elle n'était au fond bonne qu'à baiser, et il aurait été stupide de l'employer à autre chose, de la voir autrement que comme un animal de luxe, en tout choyé et gâté, protégé de tout souci comme de toute tâche ennuyeuse ou pénible afin de mieux pouvoir se consacrer à son service exclusivement sexuel. Elle n'en était pas moins très loin d'être ce monstre d'arrogance, d'égoïsme absolu et froid, ou, pour parler en termes plus baudelairiens, cette infernale petite salope que sont la plupart des très jolies jeunes filles; il y avait en elle la conscience de la maladie, de la faiblesse et de la mort. Quoique belle, très belle, infiniment erotique et désirable, Esther n'en était pas moins sensible aux infirmités animales, parce qu'elle les connaissait; c'est ce soir-là que j'en pris conscience, et que je mis véritablement à l'aimer. Le désir physique, si violent soit-il, n'avait jamais suffi chez moi à conduire à l'amour, il n'avait pu atteindre ce stade ultime que lorsqu'il s'accompagnait, par une juxtaposition étrange, d'une compassion pour l'être désiré; tout être vivant, évidemment, mérite la compassion du simple fait qu'il est en vie et se trouve par là-même exposé à des souffrances sans nombre, mais face à un être jeune et en pleine santé c'est une considération qui paraît bien théorique. Par sa maladie de reins, par sa faiblesse physique insoupçonnable mais réelle, Esther pouvait susciter en moi une compassion non feinte, chaque fois que l'envie me prendrait d'éprouver ce sentiment à son égard. Étant elle -même compatissante, ayant même des aspirations occasionnelles à la bonté, elle pouvait également susciter en moi l'estime, ce qui parachevait l'édifice, car je n'étais pas un être de passion, pas essentiellement, et si je pouvais désirer quelqu'un de parfaitement méprisable, s'il m'était arrivé à plusieurs reprises de baiser des filles dans l'unique but d'assurer mon emprise sur elles et au fond de les dominer; si j'étais même allé jusqu'à utiliser ce peu louable sentiment dans des sketches, jusqu'à manifester une compréhension troublante pour ces violeurs qui sacrifient leur victime immédiatement après avoir disposé de son corps, j'avais par contre toujours eu besoin d'estimer pour aimer, jamais au fond je ne m'étais senti parfaitement à l'aise dans une relation sexuelle basée sur la pure attirance erotique et l'indifférence à l'autre, j'avais toujours eu besoin, pour me sentir sexuellement heureux, d'un minimum – à défaut d'amour – de sympathie, d'estime, de compréhension mutuelle; l'humanité, non, je n'y avais pas renoncé.
Non seulement Esther était compatissante et douce, mais elle était suffisamment intelligente et fine pour se mettre en l'occurrence à ma place. À l'issue de cette discussion où j'avais défendu avec une impétuosité pénible – et stupide au demeurant, puisqu'elle ne songeait nullement à me ranger dans cette catégorie – le droit au bonheur pour les personnes vieillissantes, elle conclut qu'elle parlerait de moi à sa sœur, et qu'elle procéderait aux présentations dans un délai assez bref.
Pendant cette semaine à Madrid, où je fus presque tout le temps avec Esther, et qui reste une des périodes les plus heureuses de ma vie, je me rendis compte aussi que si elle avait d'autres amants leur présence était singulièrement discrète, et qu'à défaut d'être le seul -ce qui était, après tout, également possible -j'étais sans nul doute le préféré. Pour la première fois de ma vie je me sentais, sans restrictions, heureux d'être un homme, je veux dire un être humain de sexe masculin, parce que pour la première fois j'avais trouvé une femme qui s'ouvrait complètement à moi, qui me donnait totalement, sans restrictions, ce qu'une femme peut donner à un homme. Pour la première fois aussi je me sentais animé à l'égard d'autrui d'intentions charitables et amicales, j'aurais aimé que tout le monde soit heureux, comme je l'étais moi-même. Je n'étais plus du tout un bouffon alors, j'avais laissé loin de moi l'attitude humoristique; je revivais en somme, même si je savais que c'était pour la dernière fois. Toute énergie est d'ordre sexuel, non pas principalement mais exclusivement, et lorsque l'animal n'est plus bon à se reproduire il n'est absolument plus bon à rien. Il en va de même pour les hommes; lorsque l'instinct sexuel est mort, écrit Schopenhauer, le véritable noyau de la vie est consumé; ainsi, note-t-il dans une métaphore d'une terrifiante violence, «l'existence humaine ressemble à une représentation théâtrale qui, commencée par des acteurs vivants, serait terminée par des automates revêtus des mêmes costumes». Je ne voulais pas devenir un automate, et c'était cela, cette présence réelle, cette saveur de la vie vivante, comme aurait dit Dostoïevski, qu'Esther m'avait rendue. A quoi bon maintenir en état de marche un corps qui n'est touché par personne? Et pourquoi choisir une jolie chambre d'hôtel si l'on doit y dormir seul? Je ne pouvais, après tant d'autres finalement vaincus malgré leurs ricanements et leurs grimaces, que m'incliner: immense et admirable, décidément, était la puissance de l'amour.
DANIEL25,4
La nuit qui suivit mon premier contact avec Marie23, je fis un rêve étrange. J'étais au milieu d'un paysage de montagnes, l'air était si limpide qu'on distinguait le moindre détail des rochers, des cristaux de glace; la vue s'étendait loin au-delà des nuages, au-delà des forêts, jusqu'à une ligne de sommets abrupts, scintillants dans leurs neiges éternelles. Près de moi, à quelques mètres en contrebas, un vieillard de petite taille, vêtu de fourrures, au visage buriné comme celui d'un trappeur kalmouk, creusait patiemment autour d'un piquet, dans la neige; puis, toujours armé de son modeste couteau, il entreprenait de scier une corde transparente parcourue de fibres optiques. Je savais que cette corde était une de celles conduisant à la salle transparente, la salle au milieu des neiges où se réunissaient les dirigeants du monde. Le regard du vieil homme était avisé et cruel. Je savais qu'il allait réussir, car il avait le temps pour lui, et que les fondations du monde allaient s'écrouler; il n'était animé d'aucune motivation précise, mais d'une obstination animale; je lui attribuais la connaissance intuitive, et les pouvoirs d'un chaman.