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«Ça s'est bien passé! Ça s'est très bien passé!…» me glissa Patrick, tout frétillant d'excitation, alors que nous reprenions le couloir en sens inverse. Sa soumission affichée me rendait un peu perplexe: j'essayais de passer en revue ce que je savais sur les tribus primitives, les rituels hiérarchiques, mais j'avais du mal à me souvenir, c'étaient vraiment des lectures de jeunesse, datant de l'époque où je prenais mes cours d'acteur; je m'étais alors persuadé que les mêmes mécanismes se retrouvaient, à peine modifiés, dans les sociétés modernes, et que leur connaissance pourrait me servir à l'écriture de mes sketches – l'hypothèse s'était d'ailleurs révélée en gros exacte, Lévi-Strauss en particulier m'avait beaucoup aidé. En débouchant sur le terre-plein je m'arrêtai, frappé par la vision du camp de toile où logeaient les adeptes une cinquantaine de mètres en contrebas: il devait y avoir un bon millier de tentes igloo, très serrées, toutes identiques, d'un blanc immaculé, et disposées de manière à former cette étoile aux pointes recourbées qui était l'emblème de la secte. On ne pouvait apercevoir le dessin que d'en haut – ou du ciel, me suggéra Patrick. L'ambassade, une fois construite, affecterait la même forme, le prophète en avait lui-même dessiné les plans, il souhaiterait certainement me les montrer.

Je m'attendais plus ou moins à un repas somptueux, ponctué de délices sybaritiques; je dus rapidement déchanter. En matière d'alimentation, le prophète en tenait pour la plus grande frugalité: tomates, fèves, olives, semoule de blé dur – le tout servi en petites quantités; un peu de fromage de brebis, accompagné d'un verre de vin rouge. Non seulement il était régime Cretois hard-core, mais il faisait une heure de gymnastique par jour, selon des mouvements précisément conçus pour tonifier l'appareil cardiovasculaire, prenait des comprimés de Pantestone et de MDMA, ainsi que d'autres médicaments disponibles uniquement aux USA. Il était littéralement obsédé par le vieillissement physique, et la conversation roula presque uniquement sur la prolifération des radicaux libres, le pontage du collagène, la fragmentation de l'élastine, l'accumulation de lipofuscine à l'intérieur des cellules du foie. Il avait l'air de connaître le sujet à fond, Savant intervenait juste de temps à autre pour préciser un point de détail. Les autres convives étaient Humoriste, Flic et Vincent – que je voyais pour la première fois depuis mon arrivée, et qui me parut encore plus largué que d'habitude: il n'écoutait pas du tout, semblait songer à des choses personnelles et informulables, son visage était parcouru de tressaillements nerveux, en particulier à chaque fois qu'apparaissait Susan – le service était assuré par les fiancées du prophète, qui avaient revêtu pour l'occasion de longues tuniques blanches fendues sur le côté.

Le prophète ne prenait pas de café, et le repas se conclut par une sorte d'infusion de couleur verte, particulièrement amère-mais qui était, selon lui, souveraine contre les accumulations de lipofuscine. Savant confirma l'information. Nous nous séparâmes tôt, le prophète insistait sur la nécessité d'un sommeil long et réparateur. Vincent me suivit précipitamment dans le couloir de sortie, j'eus l'impression qu'il s'accrochait à moi, qu'il souhaitait me parler. La grotte qui m'avait été allouée était légèrement plus vaste que la sienne, elle comportait une terrasse qui dominait le camp de toile. Il n'était que onze heures du soir mais tout était parfaitement calme, on n'entendait aucune musique, on distinguait peu d'allées et venues entre les tentes. Je servis à Vincent un verre du Glenfiddich que j'avais acheté au duty-free de l'aéroport de Madrid.

Je m'attendais plus ou moins à ce qu'il engage la conversation mais il n'en fit rien, il se contenta de se resservir et de faire tourner le liquide dans son verre. À mes questions sur son travail, il ne répondit que par des monosyllabes découragés; il avait encore maigri. En désespoir de cause je finis par parler de moi, c'est-à-dire d'Esther, c'était à peu près la seule chose qui me paraissait digne d'être signalée dans ma vie dernièrement; j'avais acheté un nouveau système d'arrosage automatique, aussi, mais je ne me sentais pas capable de tenir très longtemps sur le sujet. Il me demanda de lui parler encore d'Esther, ce que je fis avec un réel plaisir; son visage s'éclairait peu à peu, il me dit qu'il était content pour moi, et je le sentais sincère. C'est difficile, l'affection entre hommes, parce que ça ne peut se concrétiser en rien, c'est quelque chose d'irréel et de doux, mais toujours d'un peu douloureux, aussi; il partit dix minutes plus tard sans m'avoir révélé quoi que ce soit sur sa vie. Je m'allongeai dans l'obscurité et méditai sur la stratégie psychologique du prophète, qui me paraissait obscure. Allait-il me faire l'offrande d'une adepte destinée à me divertir sur le plan sexuel? Il hésitait probablement, il ne devait pas avoir une grosse expérience dans le traitement des VIP. J'envisageais la perspective avec calme: j'avais fait l'amour avec Esther le matin même, cela avait été encore plus long et plus délicieux qu'à l'habitude; je n'avais aucune envie d'une autre femme, je n'étais même pas certain le cas échéant de parvenir à m'y intéresser. On considère en général les hommes comme des bites sur pattes, capables de baiser n'importe quelle nana à condition qu'elle soit suffisamment excitante sans qu'aucune considération de sentiments entre en ligne de compte; le portrait est à peu près juste, mais quand même un peu forcé. Susan était ravissante, certes, mais en la voyant sucer la queue du prophète je n'avais ressenti aucune montée d'adrénaline, aucune poussée de rivalité simiesque, en ce qui me concerne l'effet avait été manqué, et je me sentais en général inhabituellement calme.

Je me réveillai vers cinq heures du matin, peu avant l'aube, et fis une toilette énergique que je terminai par une douche glacée; j'avais l'impression, assez difficile à justifier, et qui devait d'ailleurs se révéler fausse, que je m'apprêtais à vivre une journée décisive. Je me préparai un café noir, que je bus sur la terrasse en observant le camp de toile qui commençait à s'éveiller; quelques adeptes se dirigeaient vers les sanitaires collectifs. Dans le jour naissant, la plaine caillouteuse paraissait d'un rouge sombre. Loin vers l'Est on apercevait les barrières de protection métallique, le terrain délimité par la secte devait faire au moins une dizaine de kilomètres carrés. Descendant le chemin en lacets, quelques mètres plus bas, j'aperçus soudain Vincent en compagnie de Susan. Ils s'arrêtèrent sur le terre-plein où nous avions laissé le minibus la veille. Vincent agitait les mains, semblait plaider sa cause, mais parlait à voix basse, j'étais trop loin pour le comprendre; elle le regardait avec calme, mais son expression demeurait inflexible. Tournant la tête elle me vit qui les regardais, posa une main sur le bras de Vincent pour le faire taire; je regagnai l'intérieur de ma grotte, pensif. Vincent me paraissait bien mal parti: avec son regard limpide que rien ne semblait pouvoir troubler, son corps athlétique et sain de jeune sportive protestante, cette fille avait tout de la fanatique de base: on aurait aussi bien pu l'imaginer dans un mouvement évangéliste radical, ou un groupuscule de deep ecology; en l'occurrence elle devait être dévouée corps et âme au prophète, et rien ne pourrait la convaincre de rompre son vœu de service sexuel exclusif. Je compris alors pourquoi je n'avais jamais introduit de sectes dans mes sketches: il est facile d'ironiser sur les êtres humains, de les considérer comme des mécaniques burlesques lorsqu'ils sont, banalement, mus par la cupidité ou le désir; lorsqu'ils donnent par contre l'impression d'être animés par une foi profonde, par quelque chose qui outrepasse l'instinct de survie, le mécanisme grippe, le rire est arrêté dans son principe.