DANIEL25,5
Ilfallut en réalité trois siècles de travaux pour atteindre l'objectif que Miskiewicz avait posé dès les premières années du XXIe siècle, et les premières générations néohumaines furent engendrées par le moyen du clonage, dont il avait pensé beaucoup plus rapidement pouvoir s'affranchir. Il reste que ses intuitions embryologiques s'avérèrent, sur le long terme, d'une extraordinaire fécondité, ce qui devait malheureusement conduire à accorder le même crédit à ses idées sur la modélisation du fonctionnement cérébral. La métaphore du cerveau humain comme machine de Turing à câblage flou devait se révéler en fin de compte parfaitement stérile; il existait bel et bien dans l'esprit humain des processus non algorithmiques, comme en réalité l'indiquait déjà l'existence, établie par Gôdel dès les années 1930, de propositions non démontrables pouvant cependant, sans ambiguïté, être reconnues comme vraies. Il fallut pourtant, là aussi, presque trois siècles pour abandonner cette direction de recherches, et pour se résigner à utiliser les anciens mécanismes du conditionnement et de l'apprentissage -améliorés cependant, et rendus plus rapides et plus fiables par injection dans le nouvel organisme des protéines extraites de l'hippocampe de l'organisme ancien. Cette méthode hybride entre le biochimique et le prépositionnel correspond mal au vœu de rigueur exprimé par Miskiewicz et ses premiers successeurs; elle n'a pour ambition que de représenter, selon la formule opérationnaliste et un brin insolente de Pierce, «ce que nous pouvons faire de mieux, dans le monde réel, compte tenu de l'état effectif de nos connaissances».
DANIEL1,17
«Une fois injecté dans l'espace mémoire de
l'application, il est possible de modifier son
comportement.»
kdm.fr.st
Les deux premières journées furent principalement occupées par l'enseignement de Miskiewicz; l'aspect spirituel ou émotionnel était très peu présent, et je commençais à comprendre les objections de Flic: jamais, à aucun moment de l'histoire humaine, une religion n'avait pu prendre d'ascendant sur les masses en s'adressant uniquement à la raison. Le prophète lui-même était un peu en retrait, je le croisais surtout aux repas, il restait la plupart du temps dans sa grotte, et j'imagine que les fidèles devaient être un peu déçus.
Tout changea au matin du troisième jour, qui devait se dérouler dans le jeûne, et être consacré à la méditation. Vers sept heures, je fus tiré du sommeil par le son mélancolique et grave de trompes tibétaines qui jouaient une mélodie simple, sur trois notes indéfiniment tenues. Je sortis sur ma terrasse; le jour se levait au-dessus de la plaine caillouteuse. Un à un les élohimites sortaient de leur tente, déroulaient une natte sur le sol et s'allongeaient, se plaçant autour d'une estrade où les deux sonneurs de trompe entouraient le prophète assis en position du lotus. Comme les adeptes, il était vêtu d'une longue tunique blanche; mais alors que la leur était faite d'une cotonnade ordinaire, la sienne était taillée dans un satin blanc, brillant, qui jetait des éclats dans la lumière naissante. Au bout d'une à deux minutes il se mit à parler d'une voix lente, profonde, qui, largement amplifiée, se fit aisément entendre par-dessus le son des trompes. En termes simples, il incita les adeptes à prendre conscience de la terre sur laquelle s'appuyaient leurs corps, à imaginer l'énergie volcanique qui émanait de la terre, cette énergie incroyable, supérieure à celle des bombes atomiques les plus puissantes; à faire leur cette énergie, à l'incorporer à leurs corps, leurs corps destinés à l'immortalité.
Plus tard, il leur demanda de se dépouiller de leurs tuniques, de présenter leurs corps nus au soleil; d'imaginer, là aussi, cette énergie colossale, faite de millions de réactions thermonucléaires simultanées, cette énergie qui était celle du soleil, comme de toutes les étoiles.
Il leur demanda encore d'aller plus profond que leurs corps, plus profond que leurs peaux, d'essayer par la méditation de visualiser leurs cellules, et plus profondément encore le noyau de leurs cellules, qui contenait cet ADN dépositaire de leur information génétique. Il leur demanda de prendre conscience de leur propre ADN, de se pénétrer de l'idée qu'il contenait leur schéma, le schéma de construction de leur corps, et que cette information, contrairement à la matière, était immortelle. Il leur demanda d'imaginer cette information traversant les siècles dans l'attente des Élohim, qui auraient le pouvoir de reconstituer leurs corps grâce à la technologie qu'ils avaient développée et à l'information contenue dans l'ADN. Il leur demanda d'imaginer le moment du retour des Elohim, et le moment où eux-mêmes, après une période d'attente semblable à un long sommeil, reviendraient à la vie.
J'attendis la fin de la séance de méditation pour me joindre à la foule qui se dirigeait vers la grotte où avaient eu lieu les conférences de Miskiewicz; je fus surpris par la gaieté effervescente, un peu anormale, qui semblait s'être emparée des participants: beaucoup s'interpellaient à voix haute et s'arrêtaient pour se tenir embrassés quelques secondes, d'autres avançaient avec des sautillements et des entrechats, certains entonnaient en marchant une mélopée joyeuse. Devant la grotte avait été tendue une banderole où était inscrit «PRÉSENTATION DE L'AMBASSADE» en lettres multicolores. Près de l'entrée je tombai sur Vincent, qui semblait bien loin de la ferveur ambiante; en tant que VIPs, nous étions sans doute dispensés des émotions religieuses ordinaires. Nous nous installâmes au milieu des autres, et les éclats de voix se turent cependant qu'un écran géant, de trente mètres de base, se déroulait le long de la paroi du fond; puis l'obscurité se fit.