Le jeûne prenait fin à vingt-deux heures, de grandes tables avaient été dressées sous les étoiles. Nous étions invités à nous placer au hasard, sans tenir compte de nos relations et amitiés habituelles, chose d'autant plus facile que l'obscurité était quasi totale. Le prophète s'installa à une table en hauteur, sur une estrade, et tous baissèrent la tête cependant qu'il prononçait quelques paroles sur la diversité des goûts et des saveurs, sur cette autre source de plaisirs que la journée de jeûne allait nous permettre d'apprécier encore davantage; il mentionna aussi la nécessité de mâcher lentement. Puis, changeant de sujet, il nous invita à nous concentrer sur la merveilleuse personne humaine que nous allions trouver en face de nous, sur toutes ces merveilleuses personnes humaines, dans la splendeur de leurs individualités magnifiquement développées, dont la diversité, là aussi, nous promettait une variété inouïe de rencontres, de joies et de plaisirs.
Avec un léger sifflement, un léger retard, des lampes à gaz placées au coin des tables s'allumèrent. Je relevai les yeux: dans mon assiette, il y avait deux tomates; devant moi, il y avait une jeune fille d'une vingtaine d'années, à la peau très blanche, au visage dont la pureté de lignes évoquait Botticelli; ses longs cheveux épais et noirs descendaient en frisottant jusqu'à sa taille. Elle joua le jeu pendant quelques minutes, me sourit, me parla, essaya d'en savoir plus sur la merveilleuse personne humaine que je pouvais être; elle-même s'appelait Francesca, elle était italienne, plus précisément elle venait de l'Ombrie, mais faisait ses études à Milan; elle connaissait l'enseignement élohimite depuis deux ans. Assez vite cependant, son petit ami, qui était assis à sa droite, intervint dans la conversation; lui-même s'appelait Gianpaolo, il était acteur – enfin il jouait dans des publicités, parfois dans quelques téléfilms, il en était en somme à peu près au même stade qu'Esther. Lui aussi était très beau: des cheveux mi-longs, châtains avec des reflets dorés, et un visage qu'on devait certainement rencontrer chez des primitifs italiens dont le nom m'échappait pour le moment; il était également assez costaud, ses biceps et ses pectoraux bronzés se dessinaient nettement sous son tee-shirt. À titre personnel il était bouddhiste, et n'était venu à ce stage que par curiosité – sa première impression, d'ailleurs, était bonne. Assez vite, ils se désintéressèrent de moi et entamèrent une conversation animée en italien. Non seulement ils formaient un couple splendide, mais ils semblaient sincèrement épris. Ils étaient encore au milieu de ce moment enchanteur où l'on découvre l'univers de l'autre, où l'on a besoin de pouvoir s'émerveiller de ce qui l'émerveille, s'amuser de ce qui l'amuse, partager ce qui le distrait, le réjouit, l'indigne. Elle le regardait avec ce tendre ravissement de celle qui se sait choisie par un homme, qui en éprouve de la joie, qui ne s'est pas encore tout à fait habituée à l'idée d'avoir un compagnon à ses côtés, un homme à son usage exclusif, et qui se dit que la vie va être bien douce.
Le repas fut aussi frugal que d'habitude: deux tomates, du taboulé, un morceau de fromage de chèvre; mais une fois les tables desservies les douze fiancées s'avancèrent dans les allées, vêtues de longues tuniques blanches, porteuses d'amphores qui contenaient une liqueur sucrée à base de pomme. Une euphorie communicative, faite de multiples conversations entrecoupées, légères, gagnait les convives; plusieurs chantonnaient à mi-voix. Patrick vint vers moi et s'accroupit à mes côtés, promit qu'on se reverrait souvent en Espagne, que nous allions devenir véritablement des amis, que je pourrais lui rendre visite au Luxembourg. Lorsque le prophète se leva pour prendre à nouveau la parole, il y eut dix minutes d'applaudissements enthousiastes; sa silhouette argentée, sous les projecteurs, était nimbée d'un halo scintillant. Il nous invita à méditer sur la pluralité des mondes, à tourner nos pensées vers ces étoiles que nous pouvions voir, chacune entourée de planètes, à imaginer la diversité des formes de vie qui peuplaient ces planètes, les végétations étranges, les espèces animales dont nous ignorions tout, et les civilisations intelligentes, dont certaines, comme celle des Élohim, étaient beaucoup plus avancées que la nôtre et ne demandaient qu'à nous faire partager leur savoir, à nous admettre parmi elles afin d'habiter l'univers en leur compagnie dans le plaisir, dans le renouvellement permanent et dans la joie. La vie, conclut-il, était en tous points merveilleuse, et il n'appartenait qu'à nous de faire en sorte que chaque instant soit digne d'être vécu.
Lorsqu'il fut descendu de l'estrade tous se levèrent, une haie de disciples se forma sur son passage, agitant les bras vers le ciel en reprenant: «Eééé-looo-hiiiim!…» en cadence; certains riaient sans pouvoir s'arrêter, d'autres éclataient en sanglots. Arrivé à la hauteur de Fadiah le prophète s'arrêta, effleura légèrement ses seins. Elle eut un sursaut joyeux, poussa une espèce de: «Yeeep!…» Ils repartirent ensemble, fendant la foule des disciples qui chantaient et applaudissaient à tout rompre. «C'est la troisième fois! La troisième fois qu'elle est distinguée!…» me souffla Patrick avec fierté. Il m'apprit alors qu'en plus de ses douze fiancées, il arrivait que le prophète accorde à une disciple ordinaire l'honneur de passer une nuit en sa compagnie. L'excitation se calmait peu à peu, les adeptes revenaient vers leurs tentes. Patrick essuya les verres de ses lunettes, qui étaient embués de larmes, puis m'entoura les épaules d'un bras, tournant son regard vers le ciel. C'était une nuit exceptionnelle, me dit-il; il sentait encore mieux que d'habitude les ondes venues des étoiles, les ondes pleines de l'amour que nous portaient les Élohim; c'était par une nuit semblable, il en était convaincu, qu'ils reviendraient parmi nous. Je ne savais pas trop quoi lui répondre. Non seulement je n'avais jamais adhéré à une croyance religieuse, mais je n'en avais même jamais envisagé la possibilité. Pour moi, les choses étaient exactement ce qu'elles paraissaient être: l'homme était une espèce animale, issue d'autres espèces animales par un processus d'évolution tortueux et pénible; il était composé de matière configurée en organes, et après sa mort ces organes se décomposaient, se transformaient en molécules plus simples; il ne subsistait plus aucune trace d'activité cérébrale, de pensée, ni évidemment quoi que ce soit qui puisse être assimilé à un esprit ou à une âme. Mon athéisme était si monolithique, si radical que je n'avais même jamais réussi à prendre ces sujets totalement au sérieux. Durant mes années de lycée, lorsque je discutais avec un chrétien, un musulman ou un juif, j'avais toujours eu la sensation que leur croyance était à prendre en quelque sorte au second degré; qu'ils ne croyaient évidemment pas, directement et au sens propre, à la réalité des dogmes proposés, mais qu'il s'agissait d'un signe de reconnaissance, d'une sorte de mot de passe leur permettant l'accès à la communauté des croyants – un peu comme aurait pu le faire la grunge music, ou Doom Generation pour les amateurs de ce jeu. Le sérieux pesant qu'ils apportaient parfois à débattre entre des positions théologiques également absurdes semblait aller à l'encontre de cette hypothèse; mais il en allait de même, au fond, pour les véritables amateurs d'un jeu: pour un joueur d'échecs, ou un participant réellement immergé dans un jeu de rôles, l'espace fictif du jeu est une chose en tous points sérieuse et réelle, on peut même dire que rien d'autre n'existe pour lui, pendant la durée du jeu tout du moins.
Cette agaçante énigme représentée par les croyants se reposait donc à moi, pratiquement dans les mêmes termes, pour les élohimites. Le dilemme était bien sûr dans certains cas facile à trancher. Savant, par exemple, ne pouvait évidemment pas prendre au sérieux ces fariboles, et il avait de très bonnes raisons de rester dans la secte: compte tenu du caractère hétérodoxe de ses recherches, jamais il n'aurait pu obtenir ailleurs des crédits aussi importants, un laboratoire aux équipements aussi modernes. Les autres dirigeants – Flic, Humoriste, et bien entendu le prophète – tiraient eux aussi un bénéfice matériel de leur appartenance. Le cas de Patrick était plus curieux. Certes, la secte élohimite lui avait permis de trouver une amante à l'érotisme explosif, et probablement aussi chaude qu'elle paraissait l'être – ce qui n'aurait rien eu d'évident en dehors: la vie sexuelle des banquiers et des dirigeants d'entreprise, malgré tout leur argent, est en général absolument misérable, ils doivent se contenter de brefs rendez-vous payés à prix d'or avec des escort girls qui les méprisent et ne manquent jamais de leur faire sentir le dégoût physique qu'ils leur inspirent. Il reste que Patrick semblait manifester une foi réelle, une espérance non feinte dans l'éternité de délices que laissait entrevoir le prophète; chez un homme au comportement empreint par ailleurs d'une si grande rationalité bourgeoise, c'était troublant.