Avant de m'endormir je repensai longuement au cas de Patrick, et à celui de Vincent. Depuis le premier soir, celui-ci ne m'avait plus adressé la parole. Me réveillant tôt le lendemain matin, je le vis à nouveau descendre le chemin qui serpentait le long de la colline en compagnie de Susan; ils semblaient cette fois encore plongés dans un entretien intense et sans issue. Ils se séparèrent à la hauteur du premier terre-plein, sur un signe de tête, et Vincent rebroussa chemin en direction de sa chambre. Je l'attendais près de l'entrée; il sursauta en m'apercevant. Je l'invitai à prendre un café chez moi; pris de court, il accepta. Pendant que l'eau chauffait, je disposai les tasses et les couverts sur la petite table de jardin de la terrasse. Le soleil émergeait péniblement entre des nuages épais et bosselés, d'un gris sombre; un mince rai violet courait juste au-dessus de la ligne d'horizon. Je lui versai un café; il ajou ta une sucrette, tourna pensivement le mélange dans sa tasse. Je m'assis en face de lui; il gardait le silence, baissait les yeux, porta la tasse à ses lèvres. «Tu es amoureux de Susan?» lui demandai-je. Il leva vers moi un regard anxieux. «Ça se voit tant que ça?» répondit-il après un long silence. Je hochai la tête pour acquiescer. «Tu devrais prendre du recul…» poursuivis-je, et mon ton posé semblait indiquer une réflexion préalable approfondie, alors que je venais à peine d'y songer pour la première fois, mais je continuai sur ma lancée:
«On pourrait faire une excursion dans l'île…
– Tu veux dire… sortir du camp?
– C'est interdit?
– Non… Non, je ne pense pas. Il faudrait demander à Jérôme comment faire…» La perspective avait quand même l'air de l'inquiéter un peu.
«Bien sûr que oui! Bien sûr que oui! s'exclama Flic avec bonne humeur. Nous ne sommes pas en prison, ici! Je vais demander à quelqu'un de vous conduire à Arrecife; ou peut-être à l'aéroport, ça sera plus pratique pour louer une voiture.
«Vous rentrez ce soir quand même? demanda-t-il au moment où nous montions dans le minibus. C'est juste pour savoir…»
Je n'avais aucun projet précis, sinon ramener Vincent pour une journée dans le monde normal, c'est-à-dire à peu près n'importe où; c'est-à-dire, compte tenu de l'endroit où nous nous trouvions, assez vraisemblablement à la plage. Il manifestait une docilité et une absence d'initiative surprenantes; le loueur de voitures nous avait fourni une carte de l'île. «On pourrait aller à la plage de Teguise… dis-je, c'est le plus simple.» Il ne se donna même pas la peine de me répondre.
Il avait pris un maillot de bain, une serviette, et s'assit sans protester entre deux dunes; il semblait même prêt à y passer la journée s'il le fallait. «Il y a beaucoup d'autres femmes…» dis-je à tout hasard, pour amorcer une conversation, avant de me rendre compte que ça n'avait rien d'évident. Nous étions hors saison, il pouvait y avoir une cinquantaine de personnes dans notre champ de vision: des adolescentes au corps attirant, flanquées par des garçons ; et des mères de famille au corps déjà moins attirant, accompagnées d'enfants jeunes. Notre appartenance à un espace commun était destinée à rester purement théorique; aucune de ces personnes n'évoluait dans un champ de réalité avec lequel nous pouvions, d'une manière ou d'une autre, interagir; elles n'avaient pas plus d'existence à nos yeux que si elles avaient été des images sur un écran de cinéma, plutôt moins je dirais. Je commençais à sentir que cette excursion dans le monde normal était vouée à l'échec lorsque je me rendis compte qu'elle risquait, de surcroît, de se terminer de manière assez déplaisante.
Je ne l'avais pas fait exprès, mais nous nous étions installés sur la portion de plage dévolue à un club Thomson Holidays. En revenant de la mer, un peu fraîche, où je n'avais pas réussi à entrer, je m'aperçus qu'une centaine de personnes étaient massées autour d'un podium sur lequel on avait installé une sono mobile. Vincent n'avait pas bougé; assis au milieu de la foule, il considérait l'agitation ambiante avec une parfaite indifférence; en le rejoignant, je lus «Miss Bikini Contest» inscrit sur une banderole. De fait, une dizaine de pétasses âgées de treize à quinze ans attendaient en se trémoussant et en poussant des petits cris près d'un des escaliers conduisant au podium. Après un gimmick musical spectaculaire, un grand Noir vêtu comme un ouistiti de cirque bondit sur le podium et invita les filles à monter à leur tour. «Ladies and Gentlemen, boys and girls, vociféra-t-il dans son micro HF, welcome to the "Miss Bikini" contest! Have we got some sexy girls for you today!…» Il se tourna vers la première fille, une adolescente longiligne, vêtue d'un bikini blanc minimal, aux longs cheveux roux. «What's your name?» lui demanda-t-il. «Ilona» répondit la fille. «A beautiful name for a beautiful girl!» lança-t-il avec entrain. «And where are you from, Ilona?» Elle venait de Budapest. «Budaaaa-pest! That city's hoooot!…» hurla-t-il en rugissant d'enthousiasme; la fille éclata de rire avec nervosité. Il continua avec la suivante, une Russe blond platine, très bien roulée malgré ses quatorze ans, et qui avait l'air d'une vraie salope, puis posa deux ou trois questions à toutes les autres, bondissant et se rengorgeant dans son smoking lamé argent, multipliant les astuces plus ou moins obscènes. Je jetai un regard désespéré à Vincent: il était à peu près autant à sa place dans cette animation de plage que Samuel Beckett dans un clip de rap. Ayant fait le tour des filles, le Noir se tourna vers quatre sexagénaires bedonnants, assis derrière une petite table, un carnet à souches devant eux, et les désigna au public avec emphase: «And judging theeem… is our international jury!… The four members of our panel have been around the'world a few times – that's the least you can say! They know what sexy boys and girls look like! Ladies and Gentlemen, a special hand for our experts!…» Il y eut quelques applaudissements mous, cependant que les seniors ainsi ridiculisés faisaient signe à leur famille dans le public, puis le concours en lui-même commença: l'une après l'autre, les filles s'avancèrent sur scène, en bikini, pour effectuer une sorte de danse erotique: elles tortillaient des fesses, s'enduisaient d'huile solaire, jouaient avec les bretelles de leur soutien-gorge, etc. La musique était de la house à fort volume. Voilà, ça y était: nous étions dans le monde normal. Je repensai à ce qu'Isabelle m'avait dit le soir de notre première rencontre: un monde de kids définitifs. Le Noir était un kid adulte, les membres du jury des kids vieillissants; il n'y avait rien là qui pût réellement inciter Vincent à reprendre sa place dans la société. Je lui proposai de partir au moment où la Russe fourrait une main dans la culotte de son bikini; il accepta avec indifférence.