Sur une carte au 1/200 000e, en particulier sur une carte Michelin, tout le monde a l'air heureux; les choses se gâtent sur une carte à plus grande échelle, comme celle que j'avais de Lanzarote: on commence à distinguer les résidences hôtelières, les infrastructures de loisirs. À l'échelle 1 on se retrouve dans le monde normal, ce qui n'a rien de réjouissant; mais si l'on agrandit encore on plonge dans le cauchemar: on commence à distinguer les acariens, les mycoses, les parasites qui rongent les chairs. Vers deux heures, nous étions de retour au centre.
Ça tombait bien, ça tombait bien, Flic nous accueillit en tressautant d'enthousiasme; le prophète avait justement décidé, impromptu, d'organiser ce soir un petit dîner regroupant les personnalités présentes – c'est-à-dire tous ceux qui pouvaient, d'une manière ou d'une autre, être en contact avec les médias ou avec le public. Humoriste, à ses côtés, hochait vigoureusement la tête tout en me faisant de petits clins d'oeil comme pour suggérer qu'il ne fallait pas prendre ça tout à fait au sérieux. En réalité il comptait pas mal sur moi, je pense, pour redresser la situation: en tant que responsable des relations presse, il n'avait jusqu'à présent connu que des échecs; la secte était présentée dans le meilleur des cas comme un regroupement d'hurluberlus et de soucou-pistes, dans le pire comme une organisation dangereuse qui propageait des thèses flirtant avec l'eugénisme, voire avec le nazisme; quant au prophète, il était régulièrement tourné en ridicule pour ses échecs successifs dans ses carrières précédentes (pilote de course, chanteur de variétés…) Bref, un VIP un peu consistant tel que moi était pour eux une aubaine inespérée, un ballon d'oxygène.
Une dizaine de personnes étaient réunies dans la salle à manger; je reconnus Gianpaolo, accompagné de Francesca. Il devait probablement cette invitation à sa carrière d'acteur, aussi modeste soit-elle; manifestement, il fallait prendre personnalités au sens large. Je reconnus également une femme d'une cinquantaine d'années, blond platine, assez enveloppée, qui avait interprété le chant d'accueil aux Élohim avec une intensité sonore à peine soutenable; elle se présenta à moi comme une chanteuse d'opéra, ou plus exactement une choriste. J'avais la place d'honneur, juste en face du prophète; il m'accueillit avec cordialité mais semblait tendu, anxieux, jetait des regards affairés dans toutes les directions; il se calma un peu lorsque Humoriste prit place à ses côtés. Vincent s'assit à ma droite, jeta un regard aigu au prophète qui faisait des boulettes avec de la mie de pain, les roulait machinalement sur la table; à présent il semblait fatigué, absent, pour une fois il faisait vraiment ses soixante-cinq ans. «Les médias nous détestent… dit-il avec amertume. Si je devais disparaître maintenant, je ne sais pas ce qu'il resterait de mon œuvre. Ça serait la curée…» Humoriste, qui s'apprêtait à placer une saillie quelconque, se retourna vers lui, s'aperçut au ton de sa voix qu'il parlait sérieusement, en resta bouche bée. Son visage aplati comme par un fer à repasser, son petit nez, ses cheveux rares et raides: tout le prédisposait à interpréter le rôle du bouffon, il faisait partie de ces êtres disgraciés dont même le désespoir ne peut pas être pris totalement au sérieux; il n'empêche que dans le cas d'un effondrement subit de la secte son sort n'aurait rien eu de très enviable, je n'étais même pas sûr qu'il dispose d'une autre source de revenus. Il vivait avec le prophète à Santa Monica, dans la même maison qu'occupaient ses douze fiancées. Lui-même n'avait pas de vie sexuelle, et plus généralement ne faisait pas grand-chose de ses journées, sa seule excentricité consistait à se faire livrer de France son saucisson à l'ail, les boutiques de Delikatessen californiennes lui paraissant insuffisantes; il poursuivait, aussi, une collection d'hameçons, et apparaissait au total comme une assez misérable marionnette, vidée de tout désir personnel comme de toute substance vivante, que le prophète conservait à ses côtés plus ou moins par charité, plus ou moins pour lui servir de repoussoir et de souffre-douleur à l'occasion.
Les fiancées du prophète firent leur apparition, portant des plats de hors-d'œuvre; sans doute pour rendre hommage au caractère artistique de l'assemblée, elles avaient troqué leurs tuniques pour des tenues de fées Mélusine délurées, avec des chapeaux coniques recouverts d'étoiles et des robes moulantes en paillettes argentées qui laissaient leurs fesses à découvert. Un effort avait été fait pour la cuisine, il y avait des petits pâtés à la viande et des zakouski variés. Machinalement, le prophète caressa les fesses de la brune qui lui servait ses zakouski, mais ça n'eut pas l'air de suffire à lui remonter le moral; il commanda nerveusement qu'on serve le vin tout de suite, engloutit deux verres coup sur coup, puis se radossa au fond de son siège en promenant sur l'assistance un long regard.
«Il faut qu'on fasse quelque chose au niveau des médias… dit-il finalement à Humoriste. Je viens de lire Le Nouvel Observateur de cette semaine, cette campagne de dénigrement systématique, ce n'est vraiment plus possible…» L'autre fronça les sourcils, puis après au moins une minute de réflexion, comme s'il prononçait une vérité tout à fait remarquable, émit: «C'est difficile…» d'un ton dubitatif. Je trouvais qu'il prenait la chose avec un détachement un peu surprenant, parce qu'après tout il était officiellement le seul responsable – et c'était d'autant plus visible que ni Savant, ni Flic n'étaient présents à ce dîner. Il était sans doute parfaitement incompétent dans ce domaine, comme dans tous les autres, s'était habitué à obtenir de mauvais résultats et pensait qu'il en serait toujours ainsi, que tout le monde autour de lui s'était habitué à ce que les résultats soient mauvais; lui aussi devait approcher les soixante-cinq ans, et ne plus attendre grand-chose de la vie. Sa bouche s'ouvrait et se refermait silencieusement, il cherchait apparemment quelque chose de drôle à dire, un moyen de ramener la bonne humeur, mais il ne trouvait pas, il était victime d'une panne de comique temporaire. Il finit par renoncer: le prophète, devait-il songer, était mal luné ce soir, mais ça lui passerait; rasséréné, il attaqua tranquillement son pâté à la viande.
«À ton avis…» Le prophète s'adressa directement à moi, en me regardant droit dans les yeux. «Est-ce que l'hostilité de la presse est vraiment un problème à long terme?
– Globalement, oui. En se posant en martyr, en se plaignant d'être en butte à un ostracisme injustifié, on peut très bien attirer quelques déviants; Le Pen avait réussi à le faire en son temps. Mais, au bout du compte, on y perd – surtout dès qu'on veut tenir un discours un peu fédérateur, c'est-à-dire dès qu'on veut dépasser une certaine audience.
– Voilà! Voilà!… Écoutez ce que vient de me dire Daniel!…» Il se redressa sur sa chaise, prenant toute la table à témoin: «Les médias nous accusent d'être une secte alors que ce sont eux qui nous interdisent de devenir une religion en déformant systématiquement nos thèses, en nous interdisant l'accès au plus grand nombre, alors que les solutions que nous proposons valent pour tout homme, quelles que soient sa nationalité, sa race, ses croyances antérieures!…»
Les convives s'arrêtèrent de manger; certains hochèrent la tête, mais personne ne trouva la moindre remarque à formuler. Le prophète se rassit, découragé, fit un signe de tête à la brune, qui lui resservit un verre de vin. Après un temps de silence, les conversations autour de la table redémarrèrent: la plupart tournaient autour de rôles, de scénarios, de projets cinématographiques divers. Beaucoup de convives semblaient être acteurs, débutants ou de second plan; en raison probablement du rôle déterminant que le hasard peut jouer dans leurs vies, les acteurs sont souvent, je l'avais déjà remarqué, des proies faciles pour toutes les sectes, croyances et disciplines spirituelles bizarres. Curieusement aucun d'entre eux ne m'avait reconnu, ce qui était plutôt une bonne chose.