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Je dus rester ainsi longtemps, dans un état de grand vide mental, parce qu'à mon retour le campement était silencieux; tout le monde, apparemment, dormait. Je consultai ma montre: il était un peu plus de trois heures. La cellule de Savant était encore éclairée; il était à sa table de travail, mais entendit mon pas et me fit signe d'entrer. L'aménagement intérieur était moins austère que je ne l'aurais imaginé: il y avait un divan avec d'assez jolis coussins de soie, des tapis aux motifs abstraits recouvraient le sol rocheux; il me proposa un verre de the.

«Tu as dû te rendre compte qu'il y avait certaines tensions au sein de l'équipe dirigeante…» dit-il avant de marquer un temps de silence. Décidément, à leurs yeux, j'étais un pion lourd; je ne pouvais pas m'empêcher de penser qu'ils s'exagéraient mon importance. Il est vrai que je pouvais raconter n'importe quoi, il y aurait toujours des médias pour recueillir mes propos; mais de là à ce que les gens m'écoutent, et modifient leur point de vue, il y avait une marge: tout le monde s'était habitué à ce que les personnalités s'expriment dans les médias sur les sujets les plus variés, pour tenir des propos en général prévisibles, et plus personne n'y prêtait une réelle attention, en somme le système spectaculaire, contraint de produire un consensus écœurant, s'était depuis longtemps effondré sous le poids de sa propre insignifiance. Je ne fis rien pour le détromper, pourtant; j'acquiesçai avec cette attitude de neutralité bienveillante qui m'avait déjà tant servi dans la vie, qui m'avait permis de recueillir tant de confidences intimes, dans tant de milieux, que je réutilisais ensuite, grossièrement déformées, méconnaissables, dans mes sketches.

«Je ne suis pas réellement inquiet, le prophète me fait confiance… poursuivit-il. Mais notre image dans les médias est catastrophique. Nous passons pour des hurluberlus, alors qu'aucun laboratoire dans le monde, à l'heure actuelle, ne serait en mesure de produire des résultats équivalents aux nôtres…» Il balaya la pièce d'un geste de la main comme si tous les objets présents, les ouvrages de biochimie en anglais d'Elzevier Publications, les DVD de données alignés au-dessus de son bureau, l'écran d'ordinateur allumé étaient là pour témoigner du sérieux de ses recherches. «J'ai brisé ma carrière en venant ici, poursuivit-il avec amertume, je n'ai plus accès aux publications de référence…» La société est un feuilletage, et je n'avais jamais introduit de scientifiques dans mes sketches; il s'agissait à mon avis d'un feuillet spécifique, mû par des ambitions et des critères d'évaluation intransposables au commun des mortels, ils n'avaient en résumé rien d'un sujet

grand public; j'écoutai cependant, comme j'écoutais tout le monde, mû par une ancienne habitude – j'étais une sorte de vieil espion de l'humanité, un espion à la retraite, mais ça pouvait aller, j'avais encore de bons réflexes, il me semble même que je hochai la tête pour l'inciter à poursuivre, mais j'écoutai en quelque sorte sans entendre, ses paroles s'échappaient au fur et à mesure de mon cerveau, j'avais établi involontairement comme une fonction de filtre. J'étais pourtant conscient que Miskiewicz était un homme important, peut-être un des hommes les plus importants de l'histoire humaine, il allait modifier son destin au niveau biologique le plus profond, il disposait du savoir-faire et des procédures, mais peut-être est-ce que c'est moi qui ne m'intéressais plus beaucoup à l'histoire humaine, j'étais moi aussi un vieil homme fatigué, et là, au moment où il parlait et me louait la rigueur de ses protocoles expérimentaux, le sérieux qu'il apportait à l'établissement et à la validation de ses propositions contrafactuelles, je fus soudain saisi par l'envie d'Esther, de son joli vagin souple, je repensai aux petits mouvements de son vagin se refermant sur ma queue, je prétendis avoir sommeil et à peine sorti de la caverne de Savant je composai le numéro de son portable mais il n'y avait personne, rien que son répondeur, et je n'avais pas tellement envie de me branler, la production des spermatozoïdes se faisait plus lentement à mon âge, le temps de latence s'allongeait, les propositions de la vie se feraient de plus en plus rares avant de disparaître tout à fait; bien entendu j'étais partisan de l'immortalité, bien entendu les recherches de Miskiewicz constituaient un espoir, le seul espoir en fait, mais ce ne serait pas pour moi, ni pour personne de ma génération, à ce propos je ne nourrissais aucune illusion; l'optimisme qu'il affichait en parlant d'un succès proche n'était d'ailleurs probablement pas un mensonge mais une fiction nécessaire, nécessaire non seulement aux élohimites qui finançaient ses projets mais surtout à lui-même, aucun projet humain n'apu être élaboré sans l'espoir d'un accomplissement dans un délai raisonnable, et plus précisément dans un délai maximal constitué par la durée de vie prévisible du concepteur du projet, jamais l'humanité n'a fonctionné dans un esprit d'équipe étendu à l'ensemble des générations, alors que c'est pourtant ça qui se produit au bout du compte: on travaille on meurt et les générations futures en profitent à moins qu'elles ne préfèrent détruire votre œuvre, mais cette pensée n'a jamais été formulée par aucun de ceux qui se sont attachés à un projet quelconque, ils ont préféré l'ignorer car sinon ils auraient simplement cessé d'agir, ils se seraient simplement couchés pour attendre la mort. C'est ainsi que Savant, si moderne soit-il sur le plan intellectuel, était encore un romantique à mes yeux, sa vie était guidée par d'anciennes illusions, et maintenant je me demandais ce que pouvait faire Esther, si son petit vagin souple se contractait sur d'autres queues, et je commençais à avoir sérieusement envie de m'arracher un ou deux organes, heureusement j'avais pris une dizaine de boîtes de Rohypnol, j'avais prévu large et je dormis un peu plus de quinze heures.