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DANIEL25,6

Ces journées cruciales n'ont eu, en dehors de Daniel1, que trois témoins directs; les récits de vie de Slotan1 – qu'il appelait «Savant»- et de Jérôme1 – qu'il avait baptisé du nom de «Flic» – convergent pour l'essentiel avec le sien: l'adhésion immédiate des adeptes, leur croyance sans réserve à la résurrection du prophète… Le plan semble avoir fonctionné d'emblée, pour autant d'ailleurs qu'on puisse parler de «plan»; Slotanl, son récit de vie en témoigne, n'avait nullement l'impression de se livrer à une supercherie, persuadé qu'il était d'obtenir des résultats effectifs dans un délai de quelques années; il ne s'agissait, dans son esprit, que d'une annonce légèrement anticipée.

D'une tonalité très différente, et d'une brièveté elliptique qui a déconcerté ses commentateurs, le récit de vie de Vincentl n'en confirme pas moins exactement le déroulement des faits, jusqu'au pathétique épisode du suicide de Gérard, celui que Daniel1 avait baptisé du surnom d'«Humoriste», retrouvé pendu dans sa cellule après s'être traîné misérablement pendant plusieurs semaines, et alors que Slotanl etjérômel commençaient à songer de leur côté à l'éliminer. S'adonnant de plus en plus à l'alcool, Gérard se laissait aller à l'évocation larmoyante de ses années de jeunesse avec le prophète et des «bons coups» qu'ils avaient montés ensemble. Ni l'un ni l'autre, semblait-il, n'avait cru une seconde à l'existence des Élohim. «C'était juste une blague… répétait-il, une bonne blague de camés. On avait pris des champignons, on est partis faire une balade sur les volcans, et on s'est mis à délirer tout le truc. Jamais j'aurais pensé que ça serait allé si loin…» Ses bavardages commençaient à devenir gênants, car le culte des Élohim ne fut jamais officiellement abandonné, bien qu'il fût assez vite tombé en déshérence. Ni Vincentl ni Slotan1 n'accordaient au fond une grande importance à cette hypothèse d'une race de créateurs extraterrestres, mais tous deux partageaient l'idée que l'être humain allait disparaître, et qu'il s'agissait de préparer l'avènement de son successeur. Dans l'esprit de Vincentl, même s'il était possible que l'homme eût été créé par les Élohim, les événements récents prouvaient de toute façon qu'il était entré dans un processus d'élohimisation, en ce sens qu'il était désormais, à son tour, maître et créateur de la vie. L'ambassade devenait dans cette perspective une sorte de mémorial de l'humanité, destiné à témoigner de ses aspirations et de ses valeurs aux yeux de la race future; ce qui s'inscrivait d'ailleurs parfaitement dans la tradition classique de l'art. Quant à Jérôme1, la question des Élohim lui était tout aussi indifférente, du moment qu'il pouvait se consacrer à sa vraie passion: la création et l'organisation de structures de pouvoir.

Cette grande diversité des points de vue au sein du triumvirat des fondateurs fut certainement pour beaucoup, on l'a déjà souligné, dans la complémentarité de fonctionnement qu'ils surent mettre en place, et dans le succès foudroyant de l'élohimisme dans les quelques années qui suivirent la «résurrection» de Vincent. Elle rend, par ailleurs, d'autant plus frappante la concordance de leurs témoignages.

DANIEL1,18

La complication du monde n'est pas justifiée.»

Yves Roissy – Réponse à Marcel Fréthrez

Après l'extrême tension des journées qui précédèrent la résurrection du prophète sous les traits de Vincent, après l'acmé de son apparition médiatique à l'entrée de la grotte, sous les rayons du soleil couchant, les journées qui suivirent me laissent le souvenir d'une détente floue, presque joyeuse. Flic et Savant avaient rapidement défini les limites de leurs attributions respectives; je me rendis tout de suite compte qu'ils s'y tiendraient, et que, si aucune sympathie ne pouvait naître entre eux, ils fonctionneraient cependant en tandem efficace, car ils avaient besoin l'un de l'autre, le savaient, et partageaient le même goût pour une organisation sans faille.

Après le premier soir, Savant avait définitivement interdit aux journalistes l'accès au domaine, et il avait, au nom de Vincent, refusé toutes les interviews; il avait même demandé une interdiction de survol – qui lui fut aussitôt accordée par le chef de la police, dont le but était d'essayer de calmer, autant que possible, l'agitation ambiante. En procédant ainsi il n'avait aucune intention particulière, si ce n'est de faire savoir aux médias mondiaux qu'il était le maître de l'information, qu'il était à sa source, et que rien ne pourrait passer sans avoir été autorisé par lui. Après avoir campé sans succès devant l'entrée du domaine les journalistes repartirent donc, en groupes de plus en plus serrés, et au bout d'une semaine nous nous retrouvâmes seuls. Vincent semblait définitivement être passé dans une autre réalité, et nous n'avions plus aucun contact; une fois cependant, en me croisant sur le raidillon rocheux qui menait à nos anciennes cellules, il m'invita à venir voir l'état d'avancement des plans de l'ambassade. Je le suivis dans une salle souterraine aux murs blancs, tapissée de haut-parleurs et de vidéo-projecteurs, puis il mit en route la fonction «Présentation» du logiciel. Ce n'était pas une ambassade, et ce n'étaient même pas véritablement des plans. J'avais l'impression de traverser d'immenses rideaux de lumière qui naissaient, se formaient et s'évanouissaient tout autour de moi. Parfois j'étais au milieu d'objets petits, scintillants et jolis, qui m'entouraient de leur présence amicale; puis une immense marée de lumière engloutissait l'ensemble, donnait naissance à un nouveau décor. Nous étions entièrement dans les blancs, du cristallin au laiteux, du mat à l'éblouissant; cela n'avait aucun rapport avec une réalité possible, mais c'était beau. Je me dis que c'était peut-être la vraie nature de l'art que de donner à voir des mondes rêvés, des mondes impossibles, et que c'était une chose dont je ne m'étais jamais approché, dont je ne m'étais même jamais senti capable; je compris également que l'ironie, le comique, l'humour devaient mourir, car le monde à venir était le monde du bonheur, et ils n'y auraient plus aucune place.

Vincent n'avait rien d'un mâle dominant, il n'avait aucun goût pour les harems, et peu de jours après la mort du prophète il avait eu un long entretien avec Susan, à la suite de quoi il avait rendu leur liberté aux autres filles. J'ignore ce qu'ils avaient pu se dire, j'ignore ce qu'elle croyait, si elle voyait en lui une réincarnation du prophète, si elle l'avait reconnu comme étant que Vincent, s'il lui avait avoué qu'il était son fils, ou si elle s'était fabriqué une conception intermédiaire; mais je pense que pour elle tout cela n'avait pas beaucoup d'importance. Incapable de tout relativisme, assez indifférente au fond à la question de la vérité, Susan ne pouvait vivre qu'en étant, et en étant entièrement, dans l'amour. Ayant trouvé un nouvel être à aimer, l'aimant peut-être depuis déjà longtemps, elle avait trouvé une nouvelle raison de vivre, et je savais sans risque d'erreur qu'ils resteraient ensemble jusqu'au dernier jour, jusqu'à ce que la mort les sépare comme on dit, sauf que peut-être cette fois la mort n'aurait pas lieu, Miskiewicz parviendrait à réaliser ses objectifs, ils renaîtraient ensemble dans des corps rénovés, et pour la première fois dans l'histoire du monde ils vivraient, effectivement, un amour qui n'aurait pas de fin. Ce n'est pas la lassitude qui met fin à l'amour, ou plutôt cette lassitude naît de l'impatience, de l'impatience des corps qui se savent condamnés et qui voudraient vivre, qui voudraient, dans le laps de temps qui leur est imparti, ne laisser passer aucune chance, ne laisser échapper aucune possibilité, qui voudraient utiliser au maximum ce temps de vie limité, déclinant, médiocre qui est le leur, et qui partant ne peuvent aimer qui que ce soit car tous les autres leur paraissent limités, déclinants, médiocres.