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De retour à San José je me couchai immédiatement, après avoir absorbé une dose de somnifères massive. Les jours suivants, je ne fis qu'errer de pièce en pièce dans la résidence; j'étais immortel, certes, mais pour l'instant ça ne changeait pas grand-chose, Esther n'appelait toujours pas, et c'était la seule chose qui paraissait avoir de l'importance. Ecoutant par hasard une émission culturelle à la télévision espagnole (c'était plus qu'un hasard d'ailleurs c'était un miracle, car les émissions culturelles sont rares à la télévision espagnole, les Espagnols n'aiment pas du tout les émissions culturelles, ni la culture en général, c'est un domaine qui leur est profondément hostile, on a parfois l'impression en parlant de culture qu'on leur fait une sorte d'offense personnelle), j'appris que les dernières paroles d'Emmanuel Kant, sur son lit de mort, avaient été:«C'est suffisant.» Immédiatement je fus saisi d'une crise de rire douloureux, accompagnée de maux d'estomac, qui se prolongèrent pendant trois jours, au bout desquels je me mis à vomir de la bile. J'appelai un médecin qui diagnostiqua un empoisonnement, m'interrogea sur mon alimentation des derniers jours et me recommanda d'acheter des laitages. J'achetai des laitages, et le soir même je retournai au Diamond Nights, qui m'avait laissé le souvenir d'un établissement honnête, où l'on ne vous poussait pas exagérément à la consommation. Il y avait une trentaine de filles autour du bar, mais seulement deux clients. J'optai pour une Marocaine qui ne pouvait guère avoir plus de dix-sept ans; ses gros seins étaient bien mis en valeur par le décolleté, et j'ai vraiment cru que ça allait marcher, mais une fois dans la chambre j'ai dû me rendre à l'évidence: je ne bandais même pas assez pour qu'elle puisse me mettre un préservatif; dans ces conditions elle refusa de me sucer, et alors quoi? Elle finit par me branler, son regard obstinément fixé sur un coin de la pièce, elle y allait trop fort, ça faisait mal. Au bout d'une minute il y eut un petit jet translucide, elle lâcha ma bite aussitôt; je me rajustai avant d'aller pisser.

Le lendemain matin, je reçus un fax du réalisateur de «DIOGÈNE LE CYNIQUE». Il avait entendu dire que je renonçais au projet «LES ÉCHANGISTES DE L'AUTO-ROUTE», il trouvait ça vraiment dommage; lui-même se sentait prêt à assumer la réalisation si j'acceptais d'écrire le scénario. Il devait passer à Madrid la semaine suivante, il me proposait de se voir pour en parler.

Je n'étais pas vraiment en contact régulier avec ce type, en fait ça faisait plus de cinq ans que je ne l'avais pas vu. En entrant dans le café, je m'aperçus que j'avais complètement oublié à quoi il pouvait ressembler; je m'assis à la première table venue et commandai une bière. Deux minutes plus tard, un homme d'une quarantaine d'années, petit, rondouillard, aux cheveux frisés, vêtu d'un étonnant blouson de chasse kaki à poches multiples, s'arrêta devant ma table, tout sourire, son verre à la main. Il était mal rasé, son visage respirait la roublardise et je ne le reconnaissais toujours pas; je l'invitai malgré tout à s'asseoir. Mon agent lui avait fait lire ma note d'intentions et la séquence prégénérique que j'avais développée, dit-il; il trouvait le projet d'un intérêt tout à fait exceptionnel. J'acquiesçai machinalement en jetant un regard en coin à mon portable; en arrivant à l'aéroport j'avais laissé un message à Esther pour la prévenir que j'étais à Madrid. Elle rappela au moment opportun, alors que je commençais à m'enferrer dans mes contradictions, et promit de passer dans une dizaine de minutes. Je relevai les yeux vers le réalisateur, je n'arrivais toujours pas à me souvenir de son nom mais je me rendis compte que je ne l'aimais pas, je n'aimais pas non plus sa vision de l'humanité, et plus généralement je n'avais rien à faire avec ce type. Il me proposait maintenant de travailler en collaboration sur le scénario; je sursautai à cette idée. Il s'en aperçut, fit machine arrière, m'assura que je pouvais parfaitement travailler seul si je préférais, qu'il me faisait toute confiance. Je n'avais aucune envie de me lancer dans ce scénario à la con, je voulais juste vivre, vivre encore un petit peu, si la chose était possible, mais je ne pouvais pas lui en parler ouvertement, ce type avait tout de la langue de vipère, la nouvelle ne tarderait pas à faire le tour de la profession, et pour d'obscures raisons – peut-être simplement par fatigue – il me paraissait encore nécessaire de donner le change quelques mois. Afin d'alimenter la conversation je lui racontai l'histoire de cet Allemand qui en avait dévoré un autre, rencontré par Internet. D'abord il lui avait sectionné le pénis, puis l'avait fait frire, avec des oignons, et ils l'avaient dégusté ensemble. Il l'avait ensuite tué avant de le couper en morceaux, qu'il avait stockés dans son congélateur. De temps en temps il sortait un morceau, le décongelait et le faisait cuire, il utilisait à chaque fois une recette différente. Le moment de la manducation commune du pénis avait été une expérience religieuse intense, de réelle communion entre lui et sa victime, avait-il déclaré aux enquêteurs. Le réalisateur m'écoutait avec un sourire à la fois benêt et cruel, s'imaginant probablement que je comptais intégrer ces éléments dans mon travail en cours, se réjouissant déjà des images répugnantes qu'il allait pouvoir en tirer. Heureusement Esther arriva, souriante, sa jupe d'été plissée tourbillonnant autour de ses cuisses, et se jeta dans mes bras avec un abandon qui me fit tout oublier. Elle s'assit et commanda un diabolo menthe, attendant sagement que notre conversation s'achève. Le réalisateur lui jetait de temps à autre des regards appréciateurs – elle avait posé les pieds sur la chaise en face d'elle, écarté les jambes, elle ne portait pas de culotte et tout cela semblait naturel et logique, une simple conséquence de la température ambiante, je m'attendais d'un instant à l'autre à ce qu'elle s'essuie la chatte avec une des serviettes en papier du bar. Enfin il prit congé, nous nous promîmes de garder le contact. Dix minutes plus tard j'étais en elle, et j'étais bien. Le miracle se reproduisait, aussi fort qu'au premier jour, et je crus encore, pour la dernière fois, qu'il allait durer éternellement.

L'amour non partagé est une hémorragie. Pendant les mois qui suivirent, alors que l'Espagne s'installait dans l'été, j'aurais encore pu me prétendre à moi-même que tout allait bien, que nous étions à égalité dans l'amour; mais je n'avais malheureusement jamais été très doué pour me mentir. Deux semaines plus tard elle vint me rendre visite à San José, et si elle me prêtait toujours son corps avec autant d'abandon, aussi peu de retenue, je remarquai également que, de plus en plus fréquemment, elle s'éloignait de quelques mètres pour parler dans son portable. Elle riait beaucoup dans ces conversations, plus souvent qu'avec moi, elle promettait d'être bientôt de retour, et l'idée que j'avais eue de lui proposer de passer l'été en ma compagnie apparaissait de plus en plus nettement dénuée de sens; c'est presque avec soulagement que je la reconduisis à l'aéroport. J'avais évité la rupture, nous étions encore ensemble, comme on dit, et la semaine suivante c'est moi qui me déplaçai à Madrid.

Elle sortait encore souvent, je le savais, dans des boîtes, et passait parfois la nuit entière à danser; mais jamais elle ne me proposa de l'accompagner. Je l'imaginais répondant à ses amis qui lui offraient de sortir: «Non, pas ce soir, je suis avec Daniel…» Je connaissais maintenant la plupart d'entre eux, beaucoup étaient étudiants ou acteurs; souvent dans le genre groove, cheveux mi-longs et vêtements confortables; certains au contraire surjouaient sur un mode humoristique le style macho et latin lover, mais tous étaient, évidemment, jeunes, comment aurait-il pu en être autrement? Combien d'entre eux, me demandais-je parfois, avaient-ils pu être ses amants? Elle ne faisait jamais rien qui puisse me mettre mal à l'aise; mais je n'ai jamais eu, non plus, le sentiment de faire véritablement partie de son groupe. Je me souviens d'un soir, il pouvait être vingt-deux heures, nous étions une dizaine réunis dans un bar et tous parlaient avec animation des mérites de différentes boîtes, les unes plus house, d'autres plus trance. Depuis dix minutes j'avais horriblement envie de leur dire que je voulais, moi aussi, entrer dans ce monde, m'amuser avec eux, aller jusqu'au bout de la nuit; j'étais prêt à les implorer de m'emmener. Puis, accidentellement, j'aperçus mon visage se reflétant dans une glace, et je compris. J'avais la quarantaine bien sonnée; mon visage était soucieux, rigide, marqué par l'expérience de la vie, les responsabilités, les chagrins; je n'avais pas le moins du monde la tête de quelqu'un avec qui on aurait pu envisager de s'amuser; j'étais condamné.