T'étais présent, quoi qu'il en soit, lors de la réunion où Savant nous annonça que, loin d'être une simple vision d'artiste, les dessins de Vincent préfiguraient l'homme du futur. Depuis longtemps la nutrition animale lui apparaissait comme un système primitif, d'une rentabilité énergétique médiocre, producteur d'une quantité de déchets nettement excessive, déchets qui non seulement devaient être évacués mais qui dans l'intervalle provoquaient une usure non négligeable de l'organisme. Depuis longtemps il songeait à doter le nouvel animal humain de ce système photosynthétique qui, par une bizarrerie de l'évolution, était l'apanage des végétaux. L'utilisation directe de l'énergie solaire était de toute évidence un système plus robuste, plus performant et plus fiable -ainsi qu'en témoignaient les durées de vie pratiquement illimitées atteintes par les plantes. En outre, l'adjonction à la cellule humaine de capacités autotrophes était loin d'être une opération aussi complexe qu'on pouvait l'imaginer; ses équipes travaillaient déjà sur la question depuis un certain temps, et le nombre de gènes concernés s'avérait étonnamment faible. L'être humain ainsi transformé ne subsisterait, outre l'énergie solaire, qu'au moyen d'eau et d'une petite quantité de sels minéraux; l'appareil digestif, tout comme l'appareil excréteur, pouvaient disparaître -les minéraux en excès seraient aisément éliminés, avec l'eau, au moyen de la sueur.
Habitué à ne suivre que d'assez loin les explications de Savant, Vincent acquiesça machinalement, et Flic pensait à autre chose: c'est donc ainsi, en quelques minutes, et sur la base d'un hâtif croquis d'artiste, que fut décidée la Rectification Génétique Standard, qui devait être appliquée, uniformément, à toutes les unités d'ADN destinées à être rappelées à la vie, et marquer une coupure définitive entre les néo-humains et leurs ancêtres. Le reste du code génétique restait inchangé; on n'en avait pas moins affaire à une nouvelle espèce, et même, à proprement parler, à un nouveau règne.
DANIEL25,11
H est ironique de penser que la RGS, conçue au départ pour de simples raisons de convenance esthétique, est ce qui allait permettre aux néo-humains de survivre sans grande difficulté aux catastrophes climatiques qui allaient s'ensuivre, et que nul ne pouvait prévoir à l'époque, alors que les humains de l'ancienne race seraient presque entièrement décimés.
Sur ce point crucial, le récit de vie de Daniel1, une fois encore, est parfaitement corroboré par ceux de Vincent1, Slotan1 et Jérôme1, même s'ils accordent à l'événement une place tout à fait inégale. Alors que Vincent1 n'y fait allusion que dans des paragraphes espacésde son récit, et que Jérômel la passe presque entièrement sous silence, Slotan1 consacre des dizaines de pages à l'idée de la RGS, et aux travaux qui devaient permettre quelques mois plus tard sa réalisation opérationnelle. Plus généralement, le récit de vie de Daniel1 est souvent considéré par les commentateurs comme central et canonique. Alors que Vincentl insiste souvent à l'excès sur le sens esthétique des rituels, que Slotan1 se consacre presque exclusivement à l'évocation de ses travaux scientifiques, et Jérôme1 aux questions de discipline et d'organisation matérielle, Daniel1 est le seul à nous donner de la naissance de l'Eglise élohimite une description complète, en même temps que légèrement détachée; alors que les autres, pris dans le mouvement quotidien, ne songeaient qu'à la solution des problèmes pratiques auxquels ils devaient faire face, il semble souvent être le seul à avoir pris un peu de recul, et à avoir réellement compris l'importance de ce qui se déroulait sous ses yeux.
Cet état de choses me confère, comme à tous mes prédécesseurs de la série des Daniel, une responsabilité particulière: mon commentaire n'est pas, ne peut pas être un commentaire ordinaire, puisqu'il touche de si près aux circonstances de la création de notre espèce, et de son système de valeurs. Son caractère central est encore accru par le fait que mon lointain ancêtre était, dans l'esprit de Vincentl comme sans doute dans le sien propre, un être humain typique, représentatif de l'espèce, un homme parmi tant d'autres.
Selon la Sœur suprême, la jalousie, le désir et l'appétit de procréation ont la même origine, qui est la souffrance d'être. C'est la souffrance d'être qui nous fait rechercher l'autre, comme un palliatif; nous devons dépasser ce stade afin d'atteindre l'état où le simple fait d'être constitue par lui-même une occasion permanente de joie; où l'intermédiation n'est plus qu'un jeu, librement poursuivi, non constitutif d'être. Nous devons atteindre en un mot à la liberté d'indifférence, condition de possibilité de la sérénité parfaite.
DANIEL1,23
C'est le jour de Noël, en milieu de matinée, que j'appris le suicide d'Isabelle. Je n'en fus pas réellement surpris: en l'espace de quelques minutes, je sentis que s'installait en moi une espèce de vide; mais il s'agissait d'un vide prévisible, attendu. Je savais depuis mon départ de Biarritz qu'elle finirait par se tuer; je le savais depuis un regard que nous avions échangé, ce dernier matin, alors que je franchissais le seuil de sa cuisine pour monter dans le taxi qui m'emmenait à la gare. Je me doutais aussi qu'elle attendrait la mort de sa mère pour la soigner jusqu'au bout, et pour ne pas lui faire de peine. Je savais enfin que j'allais moi-même, tôt ou tard, me diriger vers une solution du même ordre.