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Un millénaire supplémentaire s'est écoulé, et la situation est restée stable, la proportion de défections inchangée. Inaugurant une tradition de désinvolture par rapport aux données scientifiques qui devait conduire la philosophie à sa perte, le penseur humain Friedrich Nietzsche voyait dans l'homme «l'espèce dont le type n'est pas encore fixé». Si les humains ne justifiaient nullement une telle appréciation – moins en tout cas que la plupart des espèces animales -, elle ne s'applique pas davantage aux néo-humains qui prirent leur suite. On peut même dire que ce qui nous caractérise le mieux, par rapport à nos prédécesseurs, c'est sans doute un certain conservatisme. Les humains, tout du moins les humains de la dernière période, adhéraient semble-t-il avec une grande facilité à tout projet nouveau, un peu indépendamment de la direction du mouvement proposé; le changement en lui-même était à leurs yeux une valeur. Nous accueillons au contraire l'innovation avec la plus grande réticence, et ne l'adoptons que lorsqu'elle nous paraît constituer une amélioration indiscutable. Depuis la Rectification Génétique Standard, qui fit de nous la première espèce animale autotrophe, aucune modification d'une ampleur comparable n'a été mise en chantier. Des projets ont été soumis à notre approbation par les instances scientifiques de la Cité centrale, proposant par exemple de développer notre aptitude au vol, ou à la survie dans les milieux sous-marins; ils ont été débattus, longuement débattus, avant d'être finalement rejetés. les seuls caractères génétiques qui me séparent de Daniel2, mon premier prédécesseur néo-humain, sont des améliorations minimes, guidées par le bon sens, concernant par exemple une augmentation de l'efficacité métabolique dans l'utilisation des minéraux, ou une légère diminution de la sensibilité des fibres nerveuses réceptrices de la douleur. Notre histoire collective, à l'exemple de nos destinées individuelles, apparaît donc, comparée à celle des humains de la dernière période, singulièrement calme. Parfois, la nuit, je me relève pour observer les étoiles. Des transformations climatiques et géologiques de grande ampleur ont remodelé la physionomie de la région, comme celle de la plupart des régions du monde, au cours des deux derniers millénaires; l'éclat et la position des étoiles, leurs regroupements en constellations sont sans doute les seuls éléments naturels qui n'aient, depuis l'époque de Daniel1, subi aucune transformation. Il m'arrive en considérant le ciel nocturne de songer aux Élohim, à cette étrange croyance qui devait finalement, par des voies détournées, déclencher la Grande Transformation. Daniel1 revit en moi, son corps y connaît une nouvelle incarnation, ses pensées sont les miennes, ses souvenirs les miens; son existence se prolonge réellement en moi, bien plus qu'aucun homme n'a jamais rêvé se prolonger à travers sa descendance. Ma propre vie pourtant, j'y pense souvent, est bien loin d'être celle qu'il aurait aimé vivre.

DANIEL1,27

De retour à San José je continuai, c'est à peu près tout ce qu'on peut en dire. Les choses en somme se passaient plutôt bien, pour un suicide, et c'est avec une facilité surprenante que j'achevai, durant les mois de juillet et d'août, la narration d'événements qui étaient pourtant les plus significatifs et les plus atroces de ma vie. J'étais un auteur débutant dans le domaine de l'autobiographie, à vrai dire je n'étais même pas un auteur du tout, c'est sans doute ce qui explique que je ne me sois jamais rendu compte, au cours de ces journées, que c'était le simple fait d'écrire, en me donnant l'illusion d'un contrôle sur les événements, qui m'empêchait de sombrer dans des états justifiables de ce que les psychiatres, dans leur jargon charmant, appellent des traitements lourds. Il est surprenant que je ne me sois pas rendu compte que je marchais au bord d'un précipice; et cela d'autant plus que mes rêves auraient dû m'alerter. Esther y revenait de plus en plus souvent, de plus en plus aimable et coquine, et ils prenaient un tour naïvement pornographique, un tour d'authentiques rêves de famine qui n'annonçait rien de bon. Il me fallait bien sortir, de temps en temps, pour racheter de la bière et des biscottes, en général je revenais par la plage, évidemment je croisais des jeunes filles nues, et même en très grand nombre: elles se retrouvaient la nuit même au centre d'orgies d'un pathétique irréalisme dont j'étais le héros, et Esther l'organisatrice; je songeais, de plus en plus souvent, aux pollutions nocturnes des vieillards, qui font le désespoir des aides-soignantes – tout en me répétant que je n'en arriverais pas là, que j'accomplirais à temps le geste fatal, qu'il y avait quand même en moi une certaine dignité (ce dont rien pourtant, dans ma vie, ne donnait jusqu'à présent l'exemple). Il n'était peut-être au fond nullement certain que je me suicide, je ferais peut-être partie de ceux qui font chier jusqu'au bout, d'autant plus qu'ayant suffisamment de pognon je pouvais faire chier un nombre de gens considérable. Je haïssais l'humanité, c’est certain, je l'avais haïe dès le début, et le malheur rendant mauvais je la haïssais aujourd'hui encore bien davantage. En même temps j'étais devenu un pur toutou, qu'un simple morceau de sucre aurait suffi à apaiser (je ne pensais même pas spécialement au corps d'Esther, n'importe quoi aurait convenu: des seins, une touffe); mais personne ne me le tendrait, ce morceau de sucre, et j'étais bien parti pour terminer ma vie comme je l'avais commencée: dans la déréliction et dans la rage, dans un état de panique haineuse encore exacerbé par la chaleur de l'été. C'est par l'effet d'une ancienne appartenance animale que les gens ont tant de conversations au sujet de la météorologie et du climat, par l'effet d'un souvenir primitif, inscrit dans les organes des sens, et relié aux conditions de survie à l'époque préhistorique. Ces dialogues balisés, convenus, sont cependant toujours le signe d'un enjeu réeclass="underline" alors même que nous vivons en appartement, dans des conditions de stabilité thermique garanties par une technologie fiable et bien rodée, il nous reste impossible de nous défaire de cet atavisme animal; c'est ainsi que la pleine conscience de notre ignominie et de notre malheur, de leur caractère entier et définitif, ne peut par contraste se manifester que dans des conditions climatiques suffisamment favorables.

Peu à peu, le temps de la narration rejoignit le temps de ma vie effective; le 17 août, par une chaleur atroce, je mis en forme mes souvenirs de la party d'anniversaire de Madrid – qui s'était déroulée un an auparavant, jour pour jour. Je passai rapidement sur mon dernier séjour à Paris, sur la mort d'Isabelle: tout cela me semblait déjà inscrit dans les pages précédentes, c'était de l'ordre de la conséquence, du sort commun de l'humanité, et je souhaitais au contraire faire oeuvre de pionnier, apporter quelque chose de surprenant et de neuf.

Le mensonge m'apparaissait à présent dans toute son étendue: il s'appliquait à tous les aspects de l'existence humaine, et son usage était universel; les philosophes sans exception l'avaient entériné, ainsi que la quasi-totalité des littérateurs; il était probablement nécessaire à la survie de l'espèce, et Vincent avait raison: mon récit de vie, une fois diffusé et commenté, allait mettre fin à l'humanité telle que nous la connaissions. Mon comman ditaire, pour parler en termes mafieux (et il s'agissait bel et bien d'un crime, et même, en termes propres, d'un crime contre l'humanité) pouvait être satisfait. L'homme allait bifurquer; il allait se convertir.