Vers la fin de l'après-midi la forêt commença à s'éclaircir, puis j'atteignis une pelouse d'herbe rase qui marquait le sommet de la pente que je suivais depuis le début du our. En direction de l'Ouest la pente redescendait, nettement plus abrupte, puis on distinguait une succession de collines et de vallées escarpées, toujours recouvertes d'une forêt dense, à perte de vue. Depuis mon départ je n'avais aperçu aucune trace de présence humaine, ni plus généralement de vie animale. Je décidai de faire halte pour la nuit près d'une mare où un ruisseau prenait naissance avant de descendre vers le Sud. Fox but longuement avant de s'allonger à mes pieds. Je pris les trois comprimés quotidiens nécessaires à mon métabolisme, puis dépliai la couverture de survie, assezlégère, que j'avais emportée; elle serait sans doute suffisante, je savais que je n'aurais normalement à traverser aucune zone de haute altitude.
Vers le milieu de la nuit, la température se fit légèrement plus fraîche; Fox se blottit contre moi en respirant avec régularité. Son sommeil était parfois traversé de rêves; il agitait alors les pattes, comme s'il franchissait un obstacle. Je dormis très mal; mon entreprise m'apparaissait de plus en plus nettement déraisonnable, et vouée à un échec certain. Je n'avais pourtant aucun regret; j'aurais d'ailleurs parfaitement pu rebrousser chemin, aucun contrôle n'était exercé par la Cité centrale, les défections n'étaient en général constatées que par hasard, à la suite d'une livraison ou d'une réparation nécessaire, et parfois au bout de nombreuses années. Je pouvais revenir, mais je n'en avais pas envie: cette routine solitaire, uniquement entrecoupée d'échanges intellectuels, qui avait constitué ma vie, qui aurait dû la constituer jusqu'au bout, m'apparaissait à présent insoutenable. Le bonheur aurait dû venir, le bonheur des enfants sages, garanti par le respect des petites procédures, par la sécurité qui en découlait, par l'absence de douleur et de risque; mais le bonheur n'était pas venu, et l'équanimité avait conduit à la torpeur. Parmi les faibles joies des néohumains, les plus constantes tournaient autour de l'organisation et du classement, de la constitution de petits ensembles ordonnés, du déplacement minutieux et rationnel d'objets de petite taille; elles s'étaient révélées insuffisantes. Planifiant l'extinction du désir en termes bouddhiques, la Sœur suprême avait tablé sur le maintien d'une énergie affaiblie, non tragique, d'ordre purement conservatif, qui devait continuer à permettre le fonctionnement de la pensée – d'une pensée moins rapide mais plus exacte, parce que plus lucide, d'une pensée délivrée. Ce phénomène ne s'était produit que dans des proportions insignifiantes, et c'est au contraire la tristesse, la mélancolie, l'apathie languide et finalement mortelle qui avaient submergé nos générations désincarnées. Signe le plus patent de l'échec, j'en étais venu sur la fin à envier la destinée de Daniel1, son parcours contradictoire et violent, les passions amoureuses qui l'avaient agité -quelles qu'aient pu être ses souffrances, et sa fin tragique au bout du compte.
Chaque matin au réveil et depuis des années je pratiquais, suivant les recommandations de la Sœur suprême, les exercices définis par le Bouddha dans son sermon sur l'établissement de l'attention. «Ainsi il demeure, observant le corps intérieurement; il demeure, observant le corps extérieurement; il demeure, observant le corps intérieu rement et extérieurement. Il demeure observant l'apparition du corps; il demeure observant la disparition du corps; il demeure, observant l'apparition et la disparition du corps. "Voilà le corps": cette introspection est présente a lui, seulement pour la connaissance, seulement pour la réflexion, ainsi il demeure libéré, et ne s'attache à rien dans le monde.» À chaque minute de ma vie et depuis son début j'étais resté conscient de ma respiration, de l'équilibre kinesthésique de mon organisme, de son état central fluctuant. Cette immense joie, cette transfiguration de son être physique qui submergeaient Daniel1 au moment de la réalisation de ses désirs, cette impression en particulier d'être transporté dans un autre univers qu'il connaissait lors de ses pénétrations charnelles, je ne les avais jamais connues, je n'en avais même aucune notion, et il me semblait à présent que, dans ces conditions, je ne pouvais plus continuer à vivre.
L'aube se leva, humide, sur le paysage de forêts, et vinrent avec elle des rêves de douceur, que je ne parvins pas à comprendre. Vinrent les larmes, aussi, dont le contact salé me parut bien étrange. Ensuite apparut le soleil, et avec lui les insectes; je commençai, alors, à comprendre ce qu'avait été la vie des hommes. Lapaume de mes mains, la plante de mes pieds étaient couvertes de centaines de petites vésicules; la démangeaison était atroce et je me grattai furieusement, pendant une dizaine de minutes, jusqu'à en être couvert de sang.
Plus tard, alors que nous abordions une prairie dense, Fox parvint à capturer un lapin; d'un geste net il lui brisa les vertèbres cervicales, puis apporta le petit animal dégouttant de sang à mes pieds. Je détournai la tête au moment où il commençait à dévorer ses organes internes; ainsi était constitué le monde naturel.
Pendant la semaine suivante nous traversâmes une zone escarpée qui devait, d'après ma carte, correspondre à la sierra de Gador; mes démangeaisons diminuaient, ou plutôt je finissais par m'habituer à cette douleur constante, plus forte à la tombée du jour, de même que je m'habituais à la couche de crasse qui recouvrait ma peau, à une odeur corporelle plus prononcée.
Un matin, peu avant l'aube, je m'éveillai sans ressentir la chaleur du corps de Fox. Je me relevai, terrorisé. Il était à quelques mètres et se frottait contre un arbre en éternuant de fureur; le point douloureux était apparemment situé derrière ses oreilles, à la base de la nuque. Je m'approchai, pris doucement sa tête entre mes mains. En lissant son poil je découvris rapidement une petite surface bombée, grise, large de quelques millimètres: c'était une tique, je reconnus l'aspect pour en avoir lu la description dans des ouvrages de biologie animale. L'extraction de ce parasite était, je le savais, délicate; je retournai à mon sac à dos, pris des pinces et une compresse imbibée d'alcool. Fox gémit faiblement, mais resta immobile au moment où j'opérais: lentement, millimètre par millimètre, je parvins à extraire l'animal de sa chair; c'était un cylindre gris, charnu, d'aspect répugnant, qui avait grossi en se gorgeant de son sang; ainsi était constitué le monde naturel.
Le premier jour de la seconde semaine, au milieu de la matinée, je me retrouvai face à une faille immense qui me barrait la route en direction de l'Ouest. Je connaissais son existence par les relevés satellite, mais je m'étais imaginé qu'il serait possible de la franchir pour continuer ma route. Les parois de basalte bleuté, d'une verticalité absolue, plongeaient sur plusieurs centaines de mètres jusqu'à un plan confus, légèrement accidenté, dont le sol semblait une juxtaposition de pierres noires et de lacs de boue. Dans l'air limpide on distinguait les moindres détails de la paroi opposée, qui pouvait être située à une dizaine de kilomètres: elle était tout aussi verticale.
Si les cartes établies à partir des relevés ne permettaient nullement de prévoir le caractère infranchissable de cet accident de terrain, elles donnaient par contre une idée précise de son tracé: partant d'une zone qui correspondait à l'emplacement de l'ancienne Madrid (la cité avait été détruite par une succession d'explosions nucléaires au cours d'une des dernières phases des conflits interhumains), la faille traversait tout le sud de l'Espagne, puis la zone marécageuse correspondant à ce qui avait été la Méditerranée, avant de s'enfoncer très loin au cœur du continent africain. La seule solution possible était de la contourner par le nord; cela représentait un détour de mille kilomètres. Je m'assis quelques minutes, découragé, les pieds ballants dans le vide, cependant que le soleil montait sur les sommets; Fox s'assit à mes côtés en me jetant des regards interrogateurs. Le problème de sa nourriture, du moins, était résolu: les lapins, très nombreux dans la région, se laissaient approcher et égorger sans la moindre méfiance; sans doute leurs prédateurs naturels avaient-ils disparu depuis de nombreuses générations. J'étais surpris de la rapidité avec laquelle Fox retrouvait les instincts de ses ancêtres sauvages; surpris aussi de la joie manifeste qu'il éprouvait, lui qui n'avait connu que la tiédeur d'un appartement, à humer l'air des sommets, à gambader dans les prairies de montagne.