M. Zaremba toussotait parfois, d'un air contrarié, pendant que ma mère déposait devant moi ses offrandes, mais il ne soufflait mot et ne se permettait jamais la moindre remarque dans le genre: «Nina, vous êtes en train de gâter votre fils et, dans ses rapports avec les femmes, vous lui réservez un avenir bien difficile. Que fera-t-il, plus tard? A quelle quête affective impossible le condamnez-vous ainsi?» Non, M. Zaremba ne se livrait jamais à une pareille intrusion; il se tenait simplement là, dans son costume tropical, légèrement peiné; il soupirait parfois et détournait son regard, avec un peu de mauvaise humeur, de nos effusions. J'étais convaincu que ma mère se rendait parfaitement compte de sa légère envie, ne serait-ce que parce qu'elle exagérait toujours ses manifestations de tendresse lorsque son timide soupirant se trouvait là; elle devait même y prendre goût, d'abord parce que la comédienne manquée en elle aimait avoir un public, et ensuite parce que notre «exclu» accentuait par son attitude notre complicité et témoignait aux yeux de tous de la solidité et de la sécurité absolue de notre inexpugnable royaume. Et puis, un jour, après que fut déposé devant moi le plateau de cinq heures, sur une table du jardin, M. Zaremba se permit un geste qui, venant d'un homme aussi timide et réservé, équivalait à une démonstration de culot énorme, et à une sorte de proclamation muette mais véhémente de ses sentiments. Il se leva de son fauteuil, vint s'asseoir à ma table sans y être convié, tendit la main et prit dans la corbeille une de mes pommes, qu'il se mit à croquer résolument, tout en regardant ma mère dans les yeux avec une expression de défi. J'en restai bouche bée. Jamais nous n'aurions cru M. Zaremba capable d'une telle hardiesse. Nous échangeâmes un coup d'oeil indigné, après quoi nous contemplâmes le peintre avec une telle froideur que le pauvre homme, après un ou deux efforts pour mâchonner la pomme, replaça le fruit sur le plateau, se leva, et s'en alla, la tête basse, les épaules voûtées. Peu après, M. Zaremba se livra à une tentative plus directe.
J'étais assis dans ma chambre, au rez-de-chaussée de l'hôtel, devant la fenêtre ouverte, occupé à polir le dernier chapitre du roman auquel je travaillais. C'était un superbe dernier chapitre, et je regrette aujourd'hui encore de n'avoir jamais réussi à écrire ceux qui devaient le précéder. A l'époque, j'avais déjà au moins vingt derniers chapitres à mon actif.
Ma mère prenait le thé dans le jardin. Debout à ses côtés, légèrement incliné, une main déjà posée sur le dossier de la chaise, M. Zaremba attendait une invitation à s'asseoir qui ne venait pas. Comme il y avait un sujet de conversation qui ne laissait jamais ma mère indifférente, il n'eut aucune difficulté à éveiller son attention.
– Il y a une chose, Nina, dont je tenais à vous parler depuis quelque temps déjà. Il s'agit de votre fils.
Elle buvait toujours son thé beaucoup trop chaud, et, après s'être brûlée les lèvres, elle avait l'étrange habitude de souffler dans la tasse pour le refroidir.
– Je vous écoute.
– Ce n'est jamais bon – je dirais même que c'est dangereux – d'être fils unique. On prend ainsi l'habitude de se sentir le centre du monde, et cet amour qu'on ne partage avec personne vous condamne plus tard à bien des déceptions.
Ma mère écrasa sa gauloise.
– Je n'ai aucune intention d'adopter un autre enfant, répliqua-t-elle sèchement.
– Je ne songeais à rien de ce genre, voyons! murmura M. Zaremba, qui n'avait pas cessé de contempler la chaise.
– Asseyez-vous.
Le peintre s'inclina pour la remercier et s'assit.
– Ce que je voulais dire, simplement, c'est qu'il est important pour Romain de se sentir moins… unique. Il n'est pas bon pour lui d'être le seul homme dans votre vie. Une pareille exclusivité affective risque de le rendre terriblement exigeant dans ses rapports avec les femmes.
Ma mère repoussa sa tasse de thé et prit une autre gauloise. M. Zaremba s'empressa de lui offrir du feu.
– Où, exactement, voulez-vous en venir, panie Janie? Vous autres, Polonais, vous avez une manière de tourner en rond en faisant des arabesques qui fait de vous d'excellents valseurs mais qui vous rend parfois bien compliqués.
– Je voudrais seulement vous dire que cela aiderait Romain s'il y avait un autre homme à vos côtés. A condition, bien entendu, qu'il s'agisse de quelqu'un de compréhensif et qui ne se montrerait pas trop exigeant.
Elle l'observait très attentivement, un œil mi-clos, derrière la fumée de sa cigarette, avec une expression que je qualifierais de goguenarde bienveillance.
– Comprenez bien, continua M. Zaremba, en regardant à ses pieds, qu'il ne me viendrait pas à l'esprit de qualifier d' «excessif» l'amour d'une mère. Personnellement, je n'ai jamais connu un tel amour, et je ne cesse de mesurer ce que j'ai manqué. Je suis orphelin, comme vous savez.
– Vous êtes certainement le plus vieil orphelin que j'aie rencontré, dit ma mère.
– L'âge n'y fait rien, Nina. Le cœur ne vieillit jamais, et le vide, l'absence qui l'ont marqué, demeurent et ne font que grandir. J'ai évidemment conscience de mon âge mais les rapports humains peuvent s'épanouir dans la maturité d'une manière… Comment dirais-je? Radieuse et paisible. Et si vous pouviez partager avec un autre cette tendresse dont vous entourez votre fils, j'ose dire que Romain deviendrait un homme qui compterait davantage sur lui-même. Cela lui épargnerait peut-être aussi d'être torturé toute sa vie par le besoin impérieux de quelque immanente, et, si je puis m'exprimer ainsi, toute-puissante féminité… Si je pouvais vous aider et, par là même, aider votre fils à…
Il s'interrompit et se tut, tout penaud, sous le regard qui l'anéantissait. Ma mère aspira une grande bouffée d'air par le nez, avec un léger sifflement, à la manière des paysans russes qui expriment ainsi leur satisfaction. Elle était assise très droite, les mains posées à plat sur les cuisses. Puis elle se leva.
– Vous avez complètement perdu l'esprit, mon pauvre ami, dit-elle, et pour moi qui connaissais toutes les ressources de vocabulaire dont elle disposait à ses moments d'emportement, il y avait dans ce choix de mots un signe de modération qui n'interdisait pas tout espoir. Après quoi elle se leva et s'éloigna, la tête haute, avec une extrême dignité.
Le regard désolé de M. Zaremba rencontra brusquement le mien. Il n'avait pas remarqué ma présence derrière la fenêtre et il parut encore plus confus comme si je l'avais surpris en train de voler mes billes. J'étais tout disposé à le rassurer. La meilleure façon était de montrer que je le traitais déjà en futur beau-père. Il me fallait aussi savoir s'il se montrerait à la hauteur et s'il était prêt à faire face à ses obligations envers nous. Je me levai et me penchai par la fenêtre. – Est-ce que vous pourriez me prêter cinquante francs, panie Janie? demandais-je.
La main de M. Zaremba se porta immédiatement à son portefeuille. La mode des tests psychologiques auxquels on soumet aujourd'hui les candidats à une place n'était pas encore connue à cette époque; je peux donc dire que j'ai été là un précurseur.
Après cet assaut frontal de notre royaume, mon ami se rendit sagement à l'évidence: la meilleure façon pour lui de courtiser ma mère était de gagner mes bonnes grâces.