– Combien je vous dois?
– Combien de croissants?
– Un, dis-je.
Le garçon regarda la corbeille presque vide. Puis il me regarda. Puis il regarda de nouveau la corbeille. Puis il hocha la tête.
– Merde, dit-il. Vous charriez, tout de même.
– Peut-être deux, dis-je.
– Bon, ça va, on a compris, dit le garçon. On est pas bouché. Deux cafés, un croissant, ça fait soixante-quinze centimes.
Je sortis de là transfiguré. Quelque chose chantait dans mon cœur: probablement les croissants. A partir de ce jour, je devins le meilleur client de Capoulade. Quelquefois, le malheureux Jules, c'est ainsi que s'appelait ce grand Français, poussait une timide gueulante, sans trop de conviction.
– Tu peux pas aller bouffer ailleurs, non? Tu vas m'attirer des emmerdements avec le gérant.
– J'peux pas, lui disais-je. Tu es mon père et ma mère.
Parfois, il se lançait dans de vagues problèmes d'arithmétique, que j'écoutais distraitement.
– Deux croissants? Tu oses me regarder dans les yeux et me dire ça? Il y avait neuf croissants dans la corbeille il y a trois minutes.
Je prenais ça froidement.
– Il y a des voleurs partout, disais-je.
– Eh bien, merde! disait Jules avec admiration. Tu as un certain culot. Qu'est-ce que tu étudies, au juste?
– Le droit. Je finis ma licence en droit.
– Eh bien, mon salaud! faisait Jules.
Nous devînmes amis. Lorsque ma deuxième nouvelle parut dans Gringoire, je lui offris un exemplaire dédicacé.
J'estime qu'entre 1936 et 1937 je mangeai sans payer au comptoir de Capoulade entre mille et mille cinq cents croissants. J'interprétais cela comme une sorte de bourse d'études que l'établissement me consentait.
J'ai conservé une très grande tendresse pour les croissants. Je trouve que leur forme, leur croustillance, leur bonne chaleur, ont quelque chose de sympathique et d'amical. Je ne les digère plus aussi bien qu'autrefois et nos rapports sont devenus plus ou moins platoniques. Mais j'aime les savoir là, dans leurs corbeilles, sur le comptoir. Ils ont fait plus pour la jeunesse estudiantine que la Troisième République. Comme dirait le général de Gaulle, ce sont de bons Français.
CHAPITRE XXV
La deuxième nouvelle dans Gringoire arrivait à temps. Ma mère venait de m'écrire une lettre indignée, m'annonçant son intention de confondre, la canne à la main, un individu qui était descendu à l'hôtel et se prétendait l'auteur d'un conte que j'avais publié sous le pseudonyme d'André Corthis. Je fus épouvanté: André Corthis existait vraiment et il était bien l'auteur de la nouvelle. Il devenait urgent de donner à ma mère quelque chose à se mettre sous la dent. La publication à'Une petite femme venait à point et les trompettes de la gloire retentirent à nouveau sur le marché de la Buffa. Mais j'avais cette fois compris qu'il ne pouvait être question de subsister par ma plume seule et je me mis à chercher du «travail», un mot que je prononçais avec résolution et un peu mystérieusement.
Je fus tour à tour garçon dans un restaurant de Montparnasse, livreur tricycliste à la maison «Lunch-Dîner-Repas Fins», réceptionniste dans un palace de l'Etoile, figurant de cinéma, plongeur chez Larue, au Ritz, et maincourantier à l'Hôtel Lapérouse. J'ai travaillé au Cirque d'Hiver, au «Mimi Pinson», j'ai été placeur de publicité touristique pour le journal Le Temps, et je me livrai, pour le compte d'un reporter de l'hebdomadaire Voilà, à une enquête approfondie sur le décor, l'atmosphère et le personnel de plus de cent maisons closes de Paris. Voilà ne publia jamais l'enquête et j'appris avec une certaine indignation que j'avais œuvré, sans le savoir, pour un guide confidentiel à l'usage des touristes du Gai-Paree. Je ne fus, par-dessus le marché, jamais payé, le «journaliste» en question ayant disparu sans laisser de trace. Je collai des étiquettes sur des boîtes, et je suis probablement un des rares hommes à avoir vraiment sinon peigné, du moins peint la girafe, opération fort délicate, à laquelle je procédais dans une petite fabrique de jouets, où je passais trois heures par jour, le pinceau à la main. De tous les métiers que je fis à l'époque, celui de réceptionniste dans un grand palace de l'Étoile me fut de loin le plus pénible. Je fus continuellement snobé par le chef de réception, qui méprisait les «intellectuels», – on savait que j'étais étudiant en droit – et tous les chasseurs étaient pédérastes. J'étais écœuré par ces gamins de quatorze ans qui venaient vous offrir, en des termes non équivoques, les services les plus précis. Après cela, la visite des maisons closes pour Voilà fut comme une bouffée d'air frais.
Que l'on ne s'imagine pas que je jette ici contre les homosexuels une exclusive quelconque. Je n'ai rien contre eux – mais je n'ai rien pour eux non plus. Des personnalités pédérastes les plus éminentes m'ont souvent conseillé discrètement de me faire psychanalyser, pour voir si je n'étais pas récupérable et afin de découvrir si mon amour des femmes n'aurait pas été causé, dans mon enfance, par quelque traumatisme dont je pourrais être guéri. J'ai une nature méditative, un peu triste et je comprends même assez qu'à notre époque, après tout ce qui lui est déjà arrivé, depuis les camps de concentration, l'esclavage sous mille formes et la bombe à hydrogène, il n'y a vraiment aucune raison pour que l'homme ne se fasse pas… par-dessus le marché. Après avoir accepté tout ce que nous avons déjà accepté, comme lâcheté et comme servitude, on comprend mal de quel droit on ferait soudain les dégoûtés et les difficiles. Mais il faut être prévoyant. Il me paraît donc bon que les hommes de notre temps gardent au moins un petit coin de leur personne intacte, afin de se réserver encore quelque chose pour l'avenir, pour qu'il leur reste encore quelque chose à céder.
Mon emploi préféré fut celui de livreur tricycliste. J'ai toujours aimé la vue des victuailles et il ne me déplaisait pas de rouler à travers Paris porteur de plats bien cuisinés. Partout où j'allais, on m'accueillait avec satisfaction et empressement. J'étais toujours attendu. Un jour, je dus livrer un petit souper fin, caviar, Champagne, foie gras – la vraie vie, quoi – place des Ternes. C'était au cinquième: une garçonnière. Je fus reçu par un monsieur distingué, aux cheveux grisonnants, qui devait avoir l'âge que j'ai aujourd'hui. Il était vêtu de ce qu'on appelait alors «un veston d'intérieur». Le couvert était mis pour deux. Le monsieur, en qui je reconnus un écrivain fort célèbre à l'époque, promena sur mes victuailles un regard écœuré. Je remarquai soudain qu'il paraissait très abattu.
– Mon petit, me dit-il, rappelez-vous ceci: toutes les femmes sont des garces. J'aurais dû le savoir. J'ai écrit sept romans là-dessus.
Il fixait avec dégoût le caviar, le Champagne et le poulet en gelée. Il soupira.
– Vous avez une maîtresse?
– Non, lui répondis-je. Je suis fauché. Il parut favorablement impressionné.
– Vous êtes bien jeune, dit-il, mais vous paraissez connaître les femmes.
– J'en ai connu une ou deux, lui dis-je, modestement.
– Des garces? me demanda-t-il, avec espoir. Je louchai vers le caviar. Le poulet en gelée n'était pas mal non plus.
– Ne m'en parlez pas, lui dis-je. J'en ai bavé. Il parut satisfait.
– Elles vous ont trompé?
– Oh là! là! fis-je, avec un geste résigné.
– Pourtant, vous êtes jeune et vous êtes plutôt joli garçon.
– Maître, lui dis-je, en détournant avec effort mes yeux du poulet. J'ai été cocu, maître, affreusement cocu. Les deux femmes que j'ai aimées d'amour m'ont plaqué pour suivre des hommes de cinquante ans – que dis-je, cinquante? L'un d'eux avait la soixantaine bien sonnée.