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J'ai souvent essayé de m'orienter dans les «pourquoi» et les «comment» de cet amour étonnant d'une vieille dame russe pour mon pays. Je ne suis jamais parvenu à une explication bien valable. Certes, ma mère avait été marquée par les idées, les valeurs et les opinions bourgeoises qui avaient cours en 1900, à une époque où la France était «ce qu'on faisait de mieux». Peut-être y a-t-il eu, aussi, à l'origine, quelque traumatisme de jeunesse, subi au cours de ses deux voyages à Paris, et dont je serais, moi, qui ai gardé, toute ma vie, pour la Suède, une grande indulgence, le dernier à m'étonner. J'ai toujours eu tendance à chercher, derrière les causes superbes, quelque élan intime, et à guetter, au cœur des tumultueuses symphonies, le petit son de flûte tendre qui viendrait soudain montrer le bout de l'oreille. Il reste enfin l'explication la plus simple et la plus vraisemblable, c'est que ma mère aimait la France sans raison aucune, comme chaque fois que l'on aime vraiment. On imagine, en tout cas, ce que représentait dans un tel univers psychologique le galon de sous-lieutenant de l'Armée de l'Air qui devait bientôt orner mes manches. Je m'y étais employé activement. J'avais terminé à grand-peine ma licence en droit, mais, en revanche, je fus reçu à la Préparation militaire supérieure quatrième pour la région de Paris.

Le patriotisme de ma mère, s'exaltant dans l'imminence de ma grandeur militaire, prit alors une tournure inattendue.

C'est à cette époque, en effet, que se situe l'affaire de mon attentat manqué contre Hitler.

Les journaux n'en ont pas parlé. Je n'ai pas sauvé la France et le monde, perdant ainsi une occasion qui ne se représentera peut-être jamais.

L'affaire eut lieu en 1938, à mon retour de Suède.

Ayant abandonné tout espoir de reprendre mon bien, déçu et écœuré par le mari de Brigitte, qui n'avait aucun savoir-vivre, stupéfait de voir qu'on me préférait un autre, après tout ce que ma mère m'avait promis, et décidé à ne plus jamais, jamais rien faire pour une femme, je revins à Nice afin de lécher mes blessures et passer à la maison les dernières semaines avant mon incorporation dans l'Armée de l'Air.

Je pris un taxi de la gare, et, dès le tournant du boulevard Gambetta dans la rue Dante, je pus voir de loin, dans le petit jardin devant l'hôtel, une silhouette qui me fit sourire, comme toujours, avec tendresse et ironie.

Ma mère, cependant, m'accueillit d'une manière fort étrange. Certes, je m'attendais à quelques bonnes larmes, à des embrassades sans fin, à des reniflements à la fois émus et satisfaits. Mais pas à ces sanglots, à ces regards désespérés qui ressemblaient à des adieux- elle restait un moment à pleurer et à trembler dans mes bras, s'écartant parfois un peu pour mieux voir mon visage, puis se jetait vers moi avec des transports nouveaux. Je fus pris d'inquiétude, je m'enquis anxieusement de sa santé, mais non, elle paraissait aller bien, et les affaires allaient bien aussi – oui, tout allait bien – là-dessus, c'était une nouvelle explosion de larmes et de sanglots étouffés. Finalement, elle parvint à se calmer et, prenant un air mystérieux, elle me saisit par la main et m'entraîna dans le restaurant vide; nous nous installâmes à notre table habituelle, dans un coin, et là, elle m'informa sans plus attendre du projet qu'elle avait formé pour moi. C'était très simple: je devais me rendre à Berlin et sauver la France, et incidemment le monde, en assassinant Hitler. Elle avait tout prévu, y compris mon salut ultime, car, à supposer que je fusse pris – mais là, elle me connaissait assez pour savoir que j'étais capable de tuer Hitler sans me laisser prendre- à supposer, toutefois, que je fusse pris, il était parfaitement évident que les grandes puissances, la France, l'Angleterre, l'Amérique, allaient présenter un ultimatum pour exiger ma libération.

J'avoue que j'eus un moment d'hésitation. Je venais de me battre sur plusieurs fronts, j'avais fait dix métiers divers et souvent déplaisants et donné généreusement, sur le papier et dans la vie, le meilleur de moi-même. L'idée de courir immédiatement à Berlin, en troisième classe, bien entendu, pour tuer Hitler en pleine canicule, avec tout ce que cela supposait d'énervement, de fatigue et de préparatifs, ne me souriait guère. J'avais envie de rester un peu au bord de la Méditerranée – je n'ai jamais bien supporté nos séparations. J'aurais préféré de loin aller tuer le Fùhrer à la rentrée d'octobre. Je contemplais sans enthousiasme la nuit d'insomnie sur la banquette dure du compartiment, dans des wagons bondés, sans parler des heures d'ennui qu'il allait falloir passer à bâiller dans les rues de Berlin, en attendant qu'Hitler voulût bien se présenter. Bref, je manquais d'entrain. Mais enfin, il n'était pas question de me dérober. Je fis donc mes préparatifs. J'étais très bon tireur au pistolet, et, malgré un certain manque de pratique, l'entraînement que j'avais reçu au gymnase du lieutenant Sverdlovski me permettait encore de briller dans les tirs forains. Je descendis dans la cave, pris mon revolver, que j'avais laissé dans le coffre familial, et allai m'occuper de mon billet. Je me sentis un peu mieux en apprenant par les journaux qu'Hitler était à Berchtesgaden, car je préférais respirer l'air des forêts des Alpes Bavaroises plutôt que celui d'une ville en pleine chaleur de juillet. Je mis aussi mes manuscrits en ordre: je n'étais pas du tout sûr, malgré l'optimisme de ma mère, que j'allais m'en tirer vivant. J'écrivis quelques lettres, huilai mon parabellum, et empruntai une veste à un ami plus gros que moi afin de pouvoir dissimuler mon arme plus confortablement. J'étais assez irrité et de fort mauvaise humeur, d'autant plus que l'été était exceptionnellement chaud, la Méditerranée, après des mois de séparation, ne m'avait jamais paru plus désirable, et la plage de la «Grande Bleue» était, comme par hasard, pleine de Suédoises intelligentes et cultivées. Pendant ce temps-là ma mère ne me quitta pas d'une semelle. Son regard de fierté et d'admiration me suivait partout. Je pris mon billet de train et fus assez épaté de voir que les chemins de fer allemands me faisaient trente pour cent de réduction – ils offraient des conditions spéciales pour les voyages de vacances. Au cours des dernières quarante-huit heures qui précédèrent mon départ, je limitai prudemment ma consommation de concombres salés pour éviter tout contretemps intestinal, lequel eût risqué d'être fort mal interprété par ma mère. Enfin, la veille du grand jour, j'allai prendre mon dernier bain à la «Grande Bleue», et regardai ma dernière Suédoise avec émotion. Ce fut à mon retour de la plage que je trouvai ma grande artiste dramatique écroulée dans un fauteuil du salon. A peine me vit-elle que ses lèvres firent une grimace enfantine, elle joignit les mains, et, avant que j'eusse le temps d'esquisser un geste, elle était déjà à genoux, le visage ruisselant de larmes:

– Je t'en supplie, ne le fais pas! Renonce à ton projet héroïque 1 Fais-le pour ta pauvre vieille maman – ils n'ont pas le droit de demander ça à un fils unique! J'ai tellement lutté pour t'élever, pour faire de toi un homme, et maintenant… Oh, mon Dieu!

Les yeux étaient agrandis par la peur, le visage bouleversé, les mains jointes.

Je n'étais pas étonné. Il y avait si longtemps que j'étais «conditionné»! Il y avait si longtemps que je la connaissais et je la comprenais si entièrement.

Je lui pris la main.

– Mais les billets sont déjà payés, lui dis-je. Une expression de résolution farouche balaya toute trace de peur et de désespoir de son visage.