Je restai là, allongé, tendu tout entier dans ma jeunesse, et souriant, et je me souviens aussi que mon corps fut soulevé par un besoin physique impétueux, et que pendant plus d'une heure je luttai contre l'appel sauvage et élémentaire de mon sang.
Quant aux beaux capitaines et à leur coup de poignard, je les ai revus cinq ans plus tard, et ils étaient toujours capitaines, mais ils étaient moins beaux. Pas le moindre bout de ruban ne fleurissait leur poitrine et ce fut avec une expression bien curieuse qu'ils regardèrent cet autre capitaine qui les recevait dans son bureau. J'étais alors Compagnon de la Libération, Chevalier de la Légion d'honneur, Croix de Guerre, et je ne faisais rien pour le cacher: je rougis beaucoup plus facilement de colère que de modestie. Je parlai quelques instants avec eux, évoquant des souvenirs d'Avord – des souvenirs inoffensifs. Je ne sentais aucune animosité à leur égard. Il y avait longtemps qu'ils étaient morts et enterrés.
Une autre conséquence, assez inattendue, de mon échec fut qu'à partir de ce moment je me sentis vraiment français, comme si j'eusse été, par ce coup de bâton magique sur le crâne, vraiment assimilé.
Il m'apparut enfin que les Français n'étaient pas d'une race à part, qu'ils ne m'étaient pas supérieurs, qu'ils pouvaient, eux aussi, être bêtes et ridicules – bref, que nous étions frères, incontestablement.
Je compris enfin que la France était faite de mille visages, qu'il y en avait de beaux et de laids, de nobles et de hideux, et que je devais choisir celui qui me paraissait le plus ressemblant. Je me forçai, sans y réussir tout à fait, à devenir un animal politique. Je pris parti, choisis mes allégeances, mes fidélités, ne me laissai plus aveugler par le drapeau, mais cherchai à reconnaître le visage de celui qui le portait.
Il restait ma mère.
Je ne me décidais pas à lui annoncer la nouvelle de mon échec. J'avais beau me répéter qu'elle avait l'habitude de recevoir des coups de pied dans la figure, je cherchais tout de même comment lui donner un tel coup de pied avec ménagement. Nous avions huit jours de congé avant de rejoindre nos garnisons respectives et je montai dans le train sans avoir pris de décision. En arrivant à Marseille, j'eus envie de quitter le train, de déserter, de m'engager sur un cargo, à la Légion, de disparaître à tout jamais. L'idée de ce visage usé et ridé, levant vers moi ses grands yeux frappés de consternation et d'incompréhension, était quelque chose que je ne pouvais tolérer. Je fus pris de vomissements et c'est tout juste si je pus me traîner aux toilettes. Je passai tout le parcours entre Marseille et Cannes à vomir comme un chien. Ce fut seulement à dix minutes de l'entrée en gare de Nice que j'eus soudain une véritable inspiration. Ce qu'il fallait épargner à tout prix, c'était l'image de la France «patrie de toutes les justices et de toutes les beautés», dans l'esprit de ma mère. Cela, j'étais absolument décidé à le faire, et à n'importe quel prix. La France devait être mise hors de coup, – ma mère ne pourrait pas supporter une telle déception. La connaissant comme je la connaissais, j'eus l'idée d'un mensonge très simple, très plausible et qui allait non seulement la consoler, mais la confirmer dans la haute idée qu'elle se faisait de moi.
En arrivant dans la rue Dante, je vis un drapeau tricolore flotter sur la façade fraîchement repeinte de l'Hôtel-Pension Mermonts. Ce n'était pourtant pas un jour de fête nationale: un coup d'œil sur les façades nues des maisons voisines me le confirma aussitôt.
Brusquement, je compris ce que ce drapeau voulait dire: ma mère avait pavoisé en l'honneur du retour à la maison de son fils, fraîchement promu au grade de sous-lieutenant de l'Armée de l'Air.
J'arrêtai le taxi. Je l'eus à peine payé, que je fus malade à nouveau. Je fis le reste du chemin à pied, les jambes molles, respirant profondément.
Ma mère m'attendait dans le vestibule de l'hôtel, derrière le petit comptoir dans le fond.
Un coup d'oeil sur mon uniforme de simple soldat, avec le galon rouge de caporal fraîchement cousu sur la manche, et sa bouche s'ouvrit et ce regard animal de muette incompréhension que je n'ai jamais pu tolérer chez homme, bête ou enfant se leva vers moi… J'avais rabattu ma casquette sur l'œil, pris mon air dur, je souris mystérieusement et, prenant à peine le temps de l'embrasser, je lui dis:
– Viens. C'est assez marrant, ce qui m'arrive. Mais il ne faut pas qu'on nous entende.
Je l'entraînai dans le restaurant, dans notre coin.