– Za pozni mi pan przytlumaczyl!
– Il dit… bégayai-je.
Le sergent-chef, assez mal en point lui-même, eut le temps de nous souffler:
– Merde! avant de s'évanouir. Je traduisis fidèlement, après quoi, mon devoir accompli, je me laissai aller. Mon nez était en capilotade, mais à l'infirmerie, les dégâts internes furent jugés peu graves. En quoi on se trompait. Je souffris du nez pendant quatre ans et je dus dissimuler mon état et les migraines atroces qui me harcelaient sans répit pour ne pas être radié du personnel navigant. Ce fut seulement en 1944 que mon nez fut entièrement refait dans un hôpital de la R.A.F. II n'est plus le chef-d'œuvre incomparable qu'il était auparavant, mais il fait l'affaire et j'ai tout lieu de croire qu'il durera ce qu'il faudra.
En dehors de mes heures de vol comme navigateur, mitrailleur et bombardier, mes camarades me laissaient souvent les commandes en l'air et je faisais ainsi en moyenne une heure de pilotage par jour. Ces heures précieuses n'avaient malheureusement aucune existence officielle et ne pouvaient même pas figurer sur mon carnet de vol. Je tins donc un deuxième carnet, clandestin, celui-là, légalisant scrupuleusement chaque page avec le tampon de l'escadre, grâce à l'obligeance du chef de bureau. J'étais convaincu qu'après les premières pertes de la guerre, le règlement allait être relâché et mes heures clandestines, une bonne et grasse centaine, me permettraient d'être transformé en pilote de combat.
Le 4 avril 1940, à quelques semaines donc à peine de l'offensive allemande, alors que je fumais paisiblement un cigare sur le terrain, un planton me tendit un télégramme: «Mère gravement malade. Venez immédiatement.»
Je restai là, le cigare idiot aux lèvres, avec ma veste de cuir, ma casquette sur l'œil, mon air dur, mes mains dans les poches, cependant que la terre entière devenait soudain un lieu inhabité. C'est de cela que je me souviens surtout aujourd'hui: une sensation d'étrangeté, comme si les lieux les plus familiers, le sol, les maisons et toutes les certitudes fussent devenus autour de moi une planète inconnue où je n'avais jamais mis les pieds auparavant. Tout mon système de poids et mesures s'écroulait d'un seul coup. J'avais beau me dire que les belles histoires d'amour finissent toujours mal, j'avais cru malgré tout que la mienne finirait mal aussi, mais après justice rendue. Que ma mère pût mourir avant que j'eusse le temps de me jeter dans le plateau de la balance pour la redresser, pour retablir l'équilibre et démontrer ainsi clairement, irréfutablement, l'honorabilité du monde, témoigner de l'existence, au cœur des choses, d'un dessein honnête et secret me paraissait une négation de la plus humble, de la plus élémentaire dignité humaine, comme une interdiction de respirer. Je n'ai pas besoin d'en dire plus, on a compris.
Il me fallut quarante-huit heures pour arriver à Nice, par le train des permissionnaires. Le moral de ce train bleu horizon était au plus bas. C'était l'Angleterre qui nous avait entraînés là-dedans, on allait se faire mettre jusqu'au trognon, Hitler était un type pas si mal que ça qu'on avait pas compris et avec qui on aurait dû causer, mais il y avait tout de même un point clair dans le cieclass="underline" on avait inventé un nouveau médicament qui guérissait la blemorragie en quelques jours.
Cependant, j'étais loin d'être désespéré. Je ne le suis même pas devenu aujourd'hui. Je me donne seulement des airs. Le plus grand effort de ma vie a toujours été de parvenir à désespérer complètement. Il n'y a rien à faire. Il y a toujours en moi quelque chose qui continue à sourire.
J'arrivai à Nice au petit matin et me précipitai au Mermonts. Je montai au septième et frappai à la porte. Ma mère occupait la plus petite chambre de l'hôteclass="underline" elle avait les intérêts du patron à cœur. J'entrai. La chambre minuscule, triangulaire, avait un air bien fait et inhabité qui me terrifia complètement. Je me précipitai en bas, réveillai la concierge et appris que ma mère avait été transportée à la clinique Saint-Antoine. Je sautai dans un taxi.
Les infirmières me dirent plus tard qu'en me voyant entrer elles avaient cru à une attaque à main armée.
La tête de ma mère était enfoncée dans l'oreiller, son visage était creusé, inquiet, et désemparé. Je l'embrassai et m'assis sur le lit. J'avais toujours mon cuir sur le dos, et ma casquette sur l'œiclass="underline" j'avais besoin de cette carapace. Il m'arriva pendant cette permission de garder un mégot de cigare serré pendant plusieurs heures entre mes lèvres: j'avais besoin de me ramasser autour de quelque chose. Sur la table de chevet, bien en évidence dans son écrin violet, il y avait la médaille d'argent gravée à mon nom que j'avais gagnée au championnat de ping-pong, en 1932. Nous restâmes là une heure, deux heures sans nous parler. Puis elle me demanda d'aller tirer les rideaux. Je tirai les rideaux. J'hésitai un moment et puis je levai les yeux au ciel, pour lui éviter d'avoir à me le demander. Je demeurai ainsi un bon coup, les yeux levés à la lumière. C'était à peu près tout ce que je pouvais faire pour elle. On resta là, tous les trois, en silence. Je n'avais même pas besoin de me tourner vers elle pour savoir qu'elle pleurait. Et je n'étais même pas sûr que c'était de moi qu'il s'agissait. Puis j'allai m'asseoir dans le fauteuil en face du lit. J'ai vécu dans ce fauteuil quarante-huit heures. Je gardai presque tout le temps ma casquette et mon cuir et mon mégot: j'avais besoin d'amitié. A un moment, elle me demanda si j'avais des nouvelles de ma Hongroise, Ilona. Je lui dis que non.
– Il te faut une femme à côté de toi, dit-elle, avec conviction.
Je lui dis que tous les hommes en étaient là.
– Ce sera plus difficile pour toi que pour les autres, dit-elle.
Nous jouâmes un peu à la belote. Elle fumait toujours autant, mais elle me dit que les médecins ne le lui défendaient plus. Ce n'était évidemment plus la peine de se gêner. Elle fumait, en m'observant attentivement, et je sentais bien qu'elle faisait des plans. Mais j'étais très loin de me douter de ce qu'elle était en train de combiner. Car je suis convaincu que ce fut à ce moment-là qu'elle eut, pour la première fois, sa petite idée. Je surprenais bien, dans son regard, une expression de ruse, et je savais bien qu'elle avait une idée en tête, mais je ne pouvais vraiment pas deviner, même la connaissant comme je la connaissais, qu'elle pouvait aller aussi loin. Je parlai un peu au médecin: il était rassurant. Elle pouvait tenir encore le coup pendant quelques années. «Le diabète, vous savez…», me dit-il, d'un air entendu. Le troisième jour, au soir, j'allai dîner au Masséna et j'y tombai sur un mynheer hollandais, lequel se rendait par avion en Afrique du Sud pour «se mettre à l'abri de l'invasion allemande qui se préparait». Sans aucune provocation de ma part, se fiant sans doute à mon uniforme d'aviateur, il me demanda si je pouvais lui présenter une femme. Quand j'y pense, le nombre de gens qui m'ont fait la même requête, dans ma vie, est assez inquiétant. J'avais pourtant toujours cru que j'avais l'air distingué. Je lui dis que je n'étais pas en forme, ce soir-là. Il m'annonça que toute sa fortune se trouvait déjà en Afrique du Sud et nous allâmes célébrer cette bonne nouvelle au «Chat Noir». Le mynheer avait de l'estomac; quant à moi, l'alcool m'a toujours fait horreur, mais je sais me dominer. Nous bûmes donc une bouteille de whisky à nous deux, puis nous passâmes au cognac. Bientôt la rumeur se répandit dans le cabaret que j'étais le premier «as» français de la guerre, et deux ou trois anciens combattants de la guerre de 14 vinrent solliciter l'honneur de me serrer la main. Très flatté d'avoir été reconnu, je distribuai des autographes, serrai des mains et acceptai des tournées. Le mynheer me présenta une vieille amie à lui dont il venait de faire la connaissance. Je pus une fois de plus juger du prestige dont l'uniforme d'aviateur jouissait auprès des populations laborieuses de l'arrière. La petite offrit de gagner ma vie pendant toute la durée des hostilités, en me suivant de garnison en garnison, au besoin. Elle m'assurait pouvoir faire jusqu'à vingt passes dans la journée. Je me sentis déprimé et l'accusai de vouloir faire tout ça non pour moi, mais pour l'Armée de l'Air en général. Je lui dis qu'elle mettait trop son patriotisme en avant, et que je voulais être aimé pour moi-même et non pour mon uniforme. Le mynheer sabla le champagne et s'offrit à bénir notre union en posant, en quelque sorte, la première pierre. Le patron m'apporta le menu à autographier et j'allais m'exécuter lorsque je vis un œil goguenard posé sur moi. L'individu n'avait pas de veste de cuir, il n'avait pas de macaron sur la poitrine, mais il avait malgré tout une croix de guerre avec étoile, ce qui n'était pas mal à l'époque, pour un biffin. Je me calmai un peu. Le mynheer se disposa à monter avec ma promise, laquelle me fit jurer que j'irais l'attendre le lendemain au Cintra. Une casquette aux ailes d'or, une veste de cuir, un air vache et voilà votre avenir assuré. J'avais une migraine effroyable, mon nez pesait un kilo; je quittai la boîte et m'enfonçai dans la nuit, parmi les milliers de bottes multicolores du marché aux fleurs.