– C'est un peu comme si on avait empêché Corneille et Racine d'écrire pour dire ensuite que la France n'avait pas de poètes tragiques.
Malgré tous les efforts que je faisais pour ne penser qu'à la perte de mes pyjamas de soie, le visage de ma mère m'apparaissait parfois parmi toutes les autres clartés de ce juin sans nuages. J'avais beau alors serrer les mâchoires, avancer le menton et mettre la main à mon revolver, les larmes emplissaient aussitôt mes yeux, et je regardais vite le soleil en face pour donner le change à mes compagnons. Mon camarade Belle-Gueule avait également un problème moral, qu'il nous avait exposé: il était maquereau dans le civil et sa femme préférée était en maison à Bordeaux. Il avait l'impression de ne pas être régulier avec elle, en partant seul. J'essayai de lui remonter le moral, en lui expliquant que la fidélité à la patrie devait passer avant toute autre considération, et que moi aussi, je laissais derrière moi tout ce que j'avais de plus précieux. Je lui citai également notre troisième camarade, Jean-Pierre, qui n'hésitait pas à abandonner sa femme et ses trois enfants pour continuer à se battre. Belle-Gueule eut alors une phrase admirable, qui nous remit tous à notre place et m'emplit encore d'humilité, chaque fois que j'y pense:
– Oui, dit-il, mais vous êtes pas du milieu, alors vous êtes pas obligés.
De Gâches devait piloter l'avion. Il avait trois cents heures de voclass="underline" une fortune. Avec sa petite moustache, son uniforme de chez Lanvin, son air racé, il était le garçon de bonne famille par excellence, et il donnait, en quelque sorte, à notre décision de déserter pour continuer la lutte, la consécration de la bonne bourgeoisie catholique française.
Comme on voit, en dehors de notre volonté de ne pas nous reconnaître vaincus, il n'y avait, entre nous, rien de commun. Mais nous puisions dans tout ce qui nous séparait une sorte d'exaltation et une confiance plus grande encore dans le seul lien qui nous unissait. Y eût-il eu un assassin parmi nous que nous y eussions vu la preuve du caractère sacré, exemplaire, au-dessus de toute autre considération, de notre mission, la preuve même de notre essentielle fraternité.
De Gâches monta dans le Den pour recevoir du mécanicien quelques ultimes instructions sur le maniement d'un appareil dont il ignorait tout. Nous devions faire un tour d'essai pour nous familiariser avec les instruments, nous poser, laisser le mécanicien sur le terrain et décoller à nouveau, mettant le cap sur l'Angleterre. De Gâches nous fit signe de l'avion et nous commençâmes à boucler nos ceintures de parachute. Belle-Gueule et Jean-Pierre montèrent les premiers: j'avais des difficultés avec ma ceinture. Je mettais déjà un pied sur l'échelle, lorsque je vis venir vers moi une silhouette en bicyclette, pédalant à toute allure, et gesticulant. J'attendis.
– Sergent, on vous demande au mirador. Il y a une communication téléphonique pour vous. C'est urgent.
Je demeurai pétrifié. Qu'au milieu du naufrage, alors que les routes, les lignes télégraphiques, toutes les voies de communications étaient plongées dans le chaos le plus complet, alors que les chefs étaient sans nouvelles de leurs troupes et que toute trace d'organisation avait disparu sous le déferlement des tanks allemands et de la Luftwaffe, la voix de ma mère ait pu se frayer un chemin jusqu'à moi me paraissait presque surnaturel. Car je n'avais pas le moindre doute, là-dessus: c'était bien ma mère qui m'appelait. Au moment de la trouée de Sedan et, plus tard, alors que les premiers motards allemands visitaient déjà les châteaux de la Loire, j'avais essayé, grâce à l'amitié d'un sergent téléphoniste du mirador, de lui faire parvenir à mon tour un message rassurant, de lui rappeler Joffre, Pétain, Foch et tous les autres noms sacrés qu'elle m'avait tant de fois répétés dans nos moments difficiles, lorsque notre situation matérielle m'emplissait d'inquiétude ou qu'elle avait une de ses crises d'hypoglycémie. Mais il y avait alors encore quelque semblant d'ordre dans les télécommunications, les consignes étaient encore respectées, et je n'étais pas parvenu à la toucher.
Je criai à de Gâches de faire le tour d'essai sans moi et de revenir me prendre devant le hangar; j'empruntai ensuite la bicyclette du caporal et me mis à pédaler.
J'étais à quelques mètres du mirador lorsque le Den se lança sur la piste de décollage. Je descendis de bicyclette et, avant d'entrer, jetai un coup d'oeil distrait à l'avion. Le Den était déjà à une vingtaine de mètres du sol. Il parut un instant suspendu immobile dans l'air, hésita, se mit en cabré, vira sur l'aile, piqua, et alla s'écraser au sol en explosant. Je regardai un bref instant cette colonne de fumée noire que je devais, par la suite, voir tant de fois au-dessus des avions morts. Je vécus là la première de ces brûlures de solitude soudaine et totale dont plus de cent camarades tombés devaient plus tard me marquer jusqu'à me laisser dans la vie avec cet air d'absence qui est, paraît-il, le mien. Peu à peu, au cours de quatre années d'escadrille, le vide est devenu pour moi ce que je connais aujourd'hui de plus peuplé. Toutes les amitiés nouvelles que j'ai tentées depuis la guerre n'ont fait que me rendre plus sensible cette absence qui vit à mes côtés. J'ai parfois oublié leurs visages, leur rire et leurs voix se sont éloignés, mais même ce que j'ai oublié d'eux me rend le vide encore plus fraternel. Le ciel, l'Océan, la plage de Big Sur déserte jusqu'aux horizons: je choisis toujours pour errer sur la terre les lieux où il y a assez de place pour tous ceux qui ne sont plus là. Je cherche sans fin à peupler cette absence de bêtes, d'oiseaux, et chaque fois qu'un phoque se lance du haut de son rocher et nage vers la rive ou que les cormorans et les hirondelles de mer resserrent un peu leur cercle autour de moi, mon besoin d'amitié et de compagnie se creuse d'un espoir ridicule et impossible et je ne peux pas m'empêcher de sourire et de tendre la main.
Je me frayai un passage parmi les quelque vingt ou trente généraux qui tournaient en rond, comme des hérons, autour du mirador et pénétrai dans la Centrale.
La Centrale téléphonique de Mérignac était à cette époque, avec celle de la ville de Bordeaux proprement dite, le premier souffle du pays. C'était de Bordeaux que partaient les messages de Churchill, accouru pour essayer d'empêcher l'armistice, des généraux qui essayaient de s'orienter dans l'étendue de la défaite, des journalistes et des ambassadeurs du monde entier qui avaient suivi le gouvernement dans son repli. A présent, c'était plus ou moins fini, et les lignes devenaient étrangement silencieuses, et sur tout le territoire, dans l'armée morcelée, la responsabilité des décisions dans les unités encerclées étant tombée au niveau de la compagnie et parfois de la section, il n'y avait plus d'ordre à donner, cependant que les derniers soubresauts de l'agonie avaient lieu dans l'héroïsme silencieux et tragique de quelques-uns, dans des combats de quelques heures ou minutes à un contre cent, ceux que l'on ne peut suivre sur une carte et qui ne s'inscrivent dans aucun compte rendu.