La rumeur s'était répandue en fin d'après-midi que la base de Mérignac allait manquer d'essence et les équipages ne quittaient plus leurs machines, par crainte soit de manquer leur tour au ravitaillement, soit de se faire «sucer» l'essence, ou tout simplement de se faire voler leur avion par quelque rôdeur de mon espèce, à la recherche d'un moyen d'évasion. Ils attendaient des ordres, des consignes, des éclaircissements sur la situation, se consultaient, hésitaient, se demandaient quelle était la décision à prendre, ou ne se demandaient rien et attendaient on ne savait quoi. La plupart étaient convaincus que la guerre allait continuer en Afrique du Nord. Certains étaient tellement désorientés que la moindre question sur leurs intentions les mettait hors d'eux. Ma proposition d'aller en Angleterre était toujours très mal accueillie. Les Anglais étaient impopulaires. Ils nous avaient entraînés dans la guerre. A présent, ils se rembarquaient, nous laissant dans le pétrin. Les sous-officiers de trois Potez-63 que j'essayai imprudemment de racoler se groupèrent autour de moi avec des visages haineux et parlèrent de me mettre en état d'arrestation pour tentative de désertion. Fort heureusement le plus gradé, un adjudant-chef, fut beaucoup plus indulgent et plus humain à mon égard. Pendant que deux sous-offs me tenaient solidement, il se borna à me frapper à coups de poing dans la figure jusqu'à ce que mon nez, mes lèvres et mon visage entier fussent inondés de sang. Après quoi, ils me vidèrent une canette de bière sur la tête et me lâchèrent. J'avais toujours mon revolver sous la ceinture et la tentation de m'en servir fut très grande, une des plus grandes de toutes celles auxquelles je fus exposé dans ma vie. Mais il eût été assez incongru de commencer ma guerre en tuant des Français; je m'éloignai donc, essuyant le sang et la bière de mon visage, aussi frustré que peut l'être un homme qui n'a pas pu se soulager. J'ai d'ailleurs toujours éprouvé beaucoup de difficulté à tuer des Français, et, à ma connaissance, je n'en ai jamais tué aucun; je crains que mon pays ne puisse jamais compter sur moi dans une guerre civile et j'ai toujours strictement refusé de commander le moindre peloton d'exécution, ce qui est dû probablement à quelque obscur complexe de naturalisé.
Depuis mon accident d'interprète volant, je supporte fort mal les coups sur le nez, et pendant plusieurs jours, je souffris cruellement. Je serais cependant un ingrat si je m'abstenais de reconnaître que cette souffrance purement physique me fut probablement d'un secours considérable, car elle estompa quelque peu et m'aida à oublier l'autre, la vraie et de loin la plus dure à supporter, me permettant de ressentir un peu moins la chute de la France et l'idée que je n'allais sans doute pas revoir ma mère avant plusieurs années. Ma tête éclatait, je ne cessais d'essuyer le sang de mon nez et de mes lèvres, et j'étais continuellement pris de nausées et de vomissements. Bref, j'étais dans un tel état qu'en ce qui me concerne, Hitler a été vraiment à deux doigts de gagner la guerre, à ce moment-là. Je continuais néanmoins à me traîner d'avion en avion à la recherche d'un équipage.
Un des pilotes que j'essayais ainsi de convaincre me laissa un souvenir indélébile. Il était le propriétaire d'un Amyot-372 fraîchement arrivé sur le terrain. Je dis «propriétaire», car il était assis dans l'herbe, à côté de son avion, avec l'air d'un fermier soupçonneux gardant sa vache. Un nombre impressionnant de sandwiches était posé devant lui sur un journal, et il était en train de les expédier les uns après les autres. Physiquement, il ressemblait un peu à Saint-Exupéry, par une certaine rondeur des traits et du visage et l'envergure massive du corps – mais la ressemblance s'arrêtait là. Il paraissait méfiant, sur ses gardes, l'étui du revolver déboutonné, convaincu sans doute que le terrain de Mérignac était plein de maquignons résolus à lui voler sa vache, ce en quoi il ne se trompait pas. Je lui dis carrément que j'étais à la recherche d'un équipage et d'un avion pour aller continuer la guerre en Angleterre, pays dont je lui vantai la grandeur et le courage sur le mode épique. Il me laissa parler et continua à se sustenter, tout en observant avec un certain intérêt mon visage tuméfié et le mouchoir couvert de sang que je tenais contre mon nez. Je lui fis un assez bon discours – patriotique, émouvant, inspiré – bien que je souffrisse de violentes nausées -je tenais à peine debout et ma tête était pleine de roches cassées – je fis cependant de mon mieux et, à en juger par la mine satisfaite de mon public, le contraste entre ma piteuse apparence physique et mes propos inspirés devait être agréablement divertissant. Le gros pilote me laissa en tout cas parler fort obligeamment. D'abord, je devais le flatter – c'était le genre de type qui devait aimer à se sentir important – et puis, mon envolée patriotique, la main sur le cœur, ne devait pas lui déplaire, elle devait faciliter sa digestion. De temps en temps, je m'arrêtais, attendant sa réaction – mais comme il ne disait rien et prenait simplement un autre sandwich, je reprenais mon improvisation lyrique, un véritable chant que Déroulède lui-même n'eût pas désavoué. Une fois, lorsque j'en vins à quelque équivalent de «mourir pour la patrie est le sort le plus beau, le plus digne d'envie», il fit un imperceptible geste d'approbation, puis s'arrêtant de mastiquer, s'appliqua à extraire avec son ongle un morceau de jambon d'entre ses dents. Lorsque je m'interrompais un instant pour reprendre mon souffle, il me regardait avec, me semblait-il, un peu de reproche, attendant la suite, c'était un homme apparemment résolu à me faire donner le meilleur de moi-même. Lorsque, finalement, je finis de chanter, il n'y a pas d'autre mot – et me tus, et qu'il vit que c'était fini et qu'il n'y avait plus rien à tirer de moi, il détourna le regard, prit un nouveau sandwich et chercha dans le ciel quelque autre objet d'intérêt. Il n'avait pas dit un seul mot. Je ne saurai jamais s'il était un Normand prodigieusement prudent, ou une effroyable brute sans aucune trace de sensibilité, un imbécile intégral, ou un homme très résolu, qui savait exactement ce qu'il allait faire, mais ne confiait sa décision à personne, un type complètement ahuri par les événements et incapable d'autre réaction que de s'empiffrer, ou un gros paysan n'ayant plus rien d'autre au monde que sa vache et résolu à demeurer auprès d'elle jusqu'au bout, contre vents et marées. Ses petits yeux me regardaient sans la moindre trace d'expression pendant qu'une main sur le cœur, je chantais la beauté de la mère-patrie, notre ferme volonté de continuer la lutte, l'honneur, le courage et les lendemains glorieux. Dans le genre bovin, il avait incontestablement de la grandeur. Chaque fois que je lis quelque part qu'un bœuf a remporté le premier prix aux comices agricoles, je pense à lui. Je le quittai en train d'entamer son dernier sandwich.