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Je n'avais moi-même rien mangé depuis la veille. Au mess des sous-officiers, depuis la débâcle, le menu était particulièrement soigné. On nous servait une vraie cuisine française, digne de nos meilleures traditions, pour nous remonter le moral et calmer nos doutes par ce rappel de nos valeurs permanentes. Mais je n'osais pas quitter le terrain, par crainte de manquer quelque occasion de départ. J'avais surtout soif et j'acceptai avec gratitude le coup de rouge que m'offrit l'équipage d'un Potez-03 assis sur le ciment, à l'ombre d'une aile. Peut-être un peu sous le coup de l'ivresse, je me laissai aller à un de mes discours inspirés. Je parlai de l'Angleterre, porte-avions de la victoire, j'évoquai Guynemer, Jeanne d'Arc et Bayard, je gesticulai, je mis une main sur le cœur, je brandis le poing, je pris un air inspiré. Je crois vraiment que c'était la voix de ma mère qui s'était ainsi emparée de la mienne, parce que, au fur et à mesure que je parlais, je fus moi-même éberlué par le nombre étonnant de clichés qui sortaient de moi et des choses que je pouvais dire sans me sentir le moins du monde gêné, et j'avais beau m'indigner devant une telle impudeur de ma part, par un phénomène étrange, sur lequel je n'avais pas le moindre contrôle et dû sans doute en partie à la fatigue et à l'ivresse, mais surtout au fait que la personnalité et la volonté de ma mère avaient toujours été plus fortes que moi, je continuais et en rajoutais encore, avec le geste et le sentiment. Je crois même que ma voix changea et qu'un fort accent russe se fit clairement entendre alors que ma mère évoquait «la Patrie immortelle» et parlait de donner notre vie pour «la France, la France, toujours recommencée» devant un groupe de sous-offs vivement intéressés. De temps en temps, lorsque je faiblissais, ils poussaient le litron vers moi et je me lançais dans une nouvelle tirade, si bien que ma mère, profitant de l'état dans lequel je me trouvais, put vraiment donner le meilleur d'elle-même, dans les scènes les plus inspirées de son répertoire patriotique. Finalement, les trois sous-offs eurent pitié de moi et me firent manger des œufs durs, du pain et du saucisson, ce qui me dégrisa quelque peu, me permit de reprendre des forces et de faire taire et remettre à sa place cette Russe excitée qui se permettait de nous donner des leçons de patriotisme. Les trois sous-offs m'offrirent encore des pruneaux secs, mais refusèrent d'aller en Angleterre, selon eux l'Afrique du Nord, sous le général Noguès, allait continuer la guerre et c'est au Maroc qu'ils entendaient se rendre, dès qu'ils pourraient faire le plein de leurs avions, ce à quoi ils étaient résolus à parvenir, dussent-ils s'emparer pour cela du camion-citerne les armes à la main.

Il y avait déjà eu plusieurs bagarres autour du camion et le véhicule ne se déplaçait plus que sous la garde de Sénégalais armés, montés sur la citerne, baïonnette au canon.

Mon nez était bouché par les caillots de sang et j'avais de la peine à respirer. Je n'avais qu'une envie: me coucher dans l'herbe et rester là, sur le dos, sans bouger. La vitalité de ma mère, son extraordinaire volonté, me poussaient cependant en avant et, en vérité, ce n'était pas moi qui errais ainsi d'avion en avion, mais une vieille dame résolue, vêtue de gris, la canne à la main et une gauloise aux lèvres, qui était décidée à passer en Angleterre pour continuer le combat.

CHAPITRE XXXII

Je finis cependant par accepter l'opinion générale selon laquelle l'Afrique du Nord allait demeurer en guerre et, comme l'escadre avait enfin reçu l'ordre de rejoindre Meknès, je quittai Mérignac à cinq heures de l'après-midi, et arrivai à la Salanque, au bord de la Méditerranée, à la tombée de la nuit, juste à temps pour apprendre qu'interdiction de décoller était faite à tout avion présent sur le terrain. Une nouvelle autorité contrôlait depuis quelques heures les mouvements aériens sur l'Afrique, et tous les ordres antérieurs étaient considérés comme nuls et non avenus. Je connaissais suffisamment ma mère pour savoir qu'elle n'allait pas hésiter à me faire traverser la Méditer ranée à la nage; aussi m'entendis-je immédiatement avec un adjudant de l'escadre et, sans attendre les ordres et les contrordres nouveaux de nos chefs bien-aimés, nous mîmes dès l'aube le cap sur l'Algérie.

Notre Potez avait des moteurs Pétrel, ce qui ne lui donnait pas une autonomie de vol suffisante pour tenir l'air jusqu'à Alger sans réservoirs supplémentaires. Nous risquions de voir nos moulins s'arrêter à quelque quarante minutes de la côte africaine.

Nous nous envolâmes quand même. Je savais bien, moi, qu'il ne pouvait rien m'arriver, puisqu'une formidable puissance d'amour veillait sur moi, et aussi, parce que tout mon goût du chef-d'œuvre, ma façon instinctive d'aborder la vie comme une œuvre artistique en élaboration, dont la logique cachée mais immuable, serait toujours, en définitive, celle de la beauté, me poussaient à ordonner dans mon imagination l'avenir selon une correspondance rigoureuse dans les tons et les proportions, les zones d'ombre et les clartés, comme si toute destinée humaine procédait de quelque magistrale inspiration classique et méditerranéenne, soucieuse avant tout d'équilibre et d'harmonie. Une telle vision des choses, en faisant de la justice une sorte d'impératif esthétique, me rendait, dans mon esprit, invulnérable tant que ma mère vivait – moi qui étais son happy end – et m'assurait d'un retour triomphal à la maison. Quant à l'adjudant Delavault, bien qu'il fût sans doute loin d'imaginer la vie douée de cette sorte de cohérence secrète et heureuse d'une œuvre d'art, il n'hésita pas non plus à se lancer au-dessus des flots sur des moteurs trop faibles, avec un «on verra bien» flegmatique, sans le moindre secours de la littérature, mais uniquement avec deux pneus dans la carlingue, pour nous servir de bouées, en cas de besoin.

Heureusement, un vent providentiel souffla ce matin-là, et ma mère soufflant sans doute aussi un peu, pour plus de sûreté, nous nous posâmes sur le terrain de Maison-Blanche, à Alger, avec une confortable marge de dix minutes d'essence dans nos réservoirs.

Nous continuâmes ensuite vers Meknès où l'École de l'Air était provisoirement évacuée et où nous arrivâmes à temps pour apprendre que non seulement l'armistice était accepté par les autorités de l'Afrique du Nord, mais encore qu'après les premiers vols d'avions par des «déserteurs» qui allaient se poser à Gibraltar, ordre avait été donné de mettre en panne tous les appareils.