Il était deux heures de l'après-midi, heure de la sieste, sacrée en Afrique, et le bar était vide. Nous montâmes dans sa chambre et restâmes une demi-heure accrochés l'un à l'autre, et jamais deux êtres en train de se noyer ne firent plus d'efforts pour se soutenir mutuellement. Nous décidâmes de nous marier immédiatement et de passer ensuite en Angleterre ensemble. J'avais rendez-vous à trois heures et demie avec un camarade qui était allé voir le Consul anglais à Casa pour lui demander de nous aider. Je quittai le bar à trois heures pour aller rejoindre mon camarade et lui dire que nous allions être trois et non deux, comme prévu originairement. Lorsque je revins au bar à quatre heures et demie, il y avait déjà du monde et ma fiancée était très occupée. J'ignore ce qui avait bien pu se passer pendant mon absence – elle avait dû rencontrer quelqu'un – mais je voyais bien que tout était fini entre nous. Sans doute n'avait-elle pas pu supporter la séparation. Elle était en train de parler à un beau lieutenant de spahis: je suppose qu'il était entré dans sa vie pendant qu'elle m'attendait. C'était bien ma faute: il ne faut jamais quitter une femme qu'on aime, la solitude les prend, le doute, le découragement, et ça y est. Elle avait dû perdre confiance en moi, s'imaginant peut-être que je n'allais pas revenir, et elle avait décidé de refaire sa vie. J'étais très malheureux, mais je ne pouvais lui en vouloir. Je traînai là un peu, devant mon verre de bière, terriblement déçu tout de même, car je croyais bien avoir résolu tous mes problèmes. La Polonaise était vraiment jolie, avec ce quelque chose d'abandonné et de sans défense dans l'expression qui m'inspire tellement, et elle avait un geste pour chasser de son visage ses cheveux blonds qui m'émeut encore maintenant quand j'y pense. Je m'attache très facilement. Je les observai un moment, tous les deux, pour voir s'il n'y avait pas d'espoir. Mais il n'y en avait pas. Je lui dis quelques mots en polonais, essayant de toucher sa corde patriotique, mais elle me coupa la parole pour m'annoncer qu'elle allait épouser le lieutenant, qui était colon, qu'elle allait s'établir en Afrique du Nord, qu'elle en avait assez de la guerre et que, d'ailleurs, la guerre était finie et que le maréchal Pétain avait sauvé la France et allait tout arranger. Elle ajouta que les Anglais nous avaient trahis. Je jetai un coup d'oeil triste au lieutenant de spahis qui était répandu partout, avec sa cape rouge, et me résignai. La pauvre essayait de s'accrocher à n'importe quoi qui offrait une apparence de solidité dans le naufrage et je ne pouvais lui en vouloir. Je réglai ma bière et laissai dans la soucoupe le pourboire et la petite chaîne avec la croix en or. On est gentleman ou on ne l'est pas.
Les parents de mon camarade habitaient Fez et nous nous rendîmes chez eux en autocar. La porte nous fut ouverte par sa sœur, et je vis là, devant moi, une bouée qui me fit oublier immédiatement celle que j'avais manquée de si peu à Meknès. Simone était une de ces Françaises d'Afrique du Nord dont la peau mate, les attaches fines et les yeux langoureux sont les caractéristiques admirables et bien connues. Elle était gaie, cultivée, encourageait son frère et moi à poursuivre la lutte et me regardait parfois avec une gravité qui me bouleversait. Sous ce regard, je me sentis à nouveau complet, droit, bien solide sur mes jambes, et je décidai aussitôt de lui demander sa main. Je fus bien reçu, nous nous embrassâmes sous l'œil ému des parents, et il fut entendu qu'elle allait me rejoindre en Angleterre, à la première occasion. Six semaines plus tard, à Londres, son frère me remit une lettre dans laquelle Simone m'apprenait qu'elle avait épousé un jeune architecte de Casa, ce qui fut pour moi un coup terrible, car non seulement j'avais cru avoir trouvé en elle la femme de ma vie, mais je l'avais déjà complètement oubliée, et sa lettre fut pour moi, ainsi, sur moi-même, une double et pénible révélation.
Nos efforts pour convaincre le Consul d'Angleterre de nous procurer de faux papiers ne donnèrent pas de résultat et je décidai de m'emparer d'un Morane-315 à l'aérodrome de Meknès, et d'aller me poser à Gibraltar. Encore fallait-il en trouver un qui ne fût pas en panne, ou découvrir un mécanicien bien disposé; je me mis donc à errer sur le terrain en regardant fixement chaque mécano pour essayer de lire dans son cœur. J'allais en aborder un, dont la bonne mine et le nez retroussé m'inspiraient confiance, lorsque je vis un Simoun se poser sur la piste et s'arrêter à vingt pas de l'endroit où je me trouvais. Un lieutenant-pilote sortit de l'avion et se dirigea vers le hangar. C'était un clin d'œil complice et amical du ciel à mon intention et il n'était pas question de laisser passer cette chance. Je me couvris de sueur froide et l'angoisse me serra le ventre: j'étais loin d'être sûr de pouvoir décoller et piloter un Simoun. Dans mes heures d'entraînement clandestin, je n'avais jamais dépassé le Morane et le Potez-S4O. Mais il n'était pas question de me dérober: j'étais tenu. Je sentais le regard d'admiration et de fierté de ma mère posé sur moi. Je me demandai soudain si avec la défaite et l'occupation l'insuline n'allait pas manquer en France. Elle n'aurait pas tenu trois jours sans ses piqûres. Peut-être pourrais-je m'arranger avec la Croix-Rouge à Londres pour lui en faire parvenir par la Suisse.
Je marchai vers le Simoun, montai, et m'installai aux commandes. Il me semblait que personne ne m'avait vu.
Je me trompais. Un peu partout, dans chaque hangar, des gendarmes de la police de l'Air avaient été placés par le commandement pour empêcher les «désertions» aériennes, dont plusieurs avaient déjà eu lieu avec la complicité de certains mécaniciens. Le matin même, un Morane-230 et un Goéland étaient allés se poser sur le champ de courses de Gibraltar. J'étais à peine installé dans le siège que je vis deux gendarmes surgir du hangar et se ruer dans ma direction – l'un d'eux était déjà en train de tirer son revolver de l'étui. Ils étaient à trente mètres de moi et l'hélice ne tournait toujours pas. Je fis un dernier essai désespéré, puis bondis hors de l'appareil. Une dizaine de soldats étaient sortis du hangar et m'observaient avec intérêt. Ils ne firent pas le moindre effort pour m'intercepter, alors que je filais comme un lapin devant ce front de troupe, mais ils eurent amplement le temps d'étudier mon visage. Par comble de bêtise, agissant surtout sous l'effet de l'atmosphère de «vaincre ou mourir» dans laquelle je baignais depuis plusieurs jours, j'avais tiré mon revolver en sautant du Simoun et je le tenais toujours au poing, courant à toutes jambes, ce qui, inutile de le dire, n'allait pas faciliter ma position devant la cour martiale. Mais j'avais décidé qu'il n'y aurait pas de cour martiale. Dans l'état d'esprit dans lequel j'étais à ce moment-là, je ne crois sincèrement pas qu'on aurait pu me prendre vivant. Et comme j'étais très bon tireur, je frémis encore à l'idée de ce qui se serait passé si je n'étais pas parvenu à m'échapper. Je le fis cependant sans trop de difficulté. Je finis par dissimuler mon revolver et, malgré les coups de sifflet derrière mon dos, je ralentis et sortis tranquillement du camp, en passant devant le poste de garde. Je bouchai sur la route et à peine eus-je fait cinquante mètres qu'un autobus apparut. Je lui fis signe, me plantant résolument sur son chemin, et il s'arrêta. Je montai et m'installai à côté de deux femmes voilées et d'un cireur de bottes en robe blanche. Je poussai un grand soupir de soulagement. Je m'étais mis dans de beaux draps, mais je ne me sentais pas inquiet. Au contraire, une véritable euphorie s'était emparée de moi. J'avais enfin consommé ma rupture avec l'armistice, j'étais enfin un insoumis, un dur, un vrai et un tatoué, la guerre venait de reprendre, il n'était plus question de reculer. Je sentais sur mon visage le regard émerveillé de ma mère et je ne pus m'empêcher de sourire, avec un peu de supériorité, et même de rire franchement. Je crois même, Dieu me pardonne, que je lui dis quelque chose d'assez prétentieux, quelque chose dans le genre de «attends, ça ne fait que commencer, tu vas voir ce que tu vas voir». Assis dans l'autobus crasseux, parmi les moukères voilées et les burnous blancs, je croisais les bras sur ma poitrine et je me sentais enfin à la hauteur de ce qui était attendu de moi. J'allumai un voltigeur, pour pousser mon insubordination jusqu'à la limite – il était interdit de fumer dans l'autobus – et nous restâmes là un moment, ma mère et moi, en fumant et en nous congratulant silencieusement. Je n'avais pas la moindre idée de ce que j'allais faire, mais j'avais pris un air tellement vache qu'en m'apercevant brusquement dans le rétroviseur je me suis fait peur au point que le cigare m'est tombé des dents.