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Quoi qu’il en soit, dans ces champs tortus qui s’entremêlent, saboter en est venu à signifier « travailler mal, bâcler la besogne. » De là le sabotage, le travail volontairement manqué, puis la malveillance précise destinée à empêcher le fonctionnement d’une machine, avec le succès qu’on lui a connu pendant la dernière guerre mondiale.

Avoir du pain sur la planche

L’expression laisse prévoir une tâche un peu longuette à laquelle il vaut mieux s’atteler tout de suite si l’on veut espérer en voir le bout. Autrefois c’était la notion d’abondance qui dominait, l’idée d’être « paré pour l’avenir. » Le Père Peinard écrivait en 1897 à propos d’un révolutionnaire espagnol sur le point d’être exécuté : « À huit heures, il cassa la croûte, aussi joyeusement que s’il avait eu un demi-siècle de vie sur la planche. »

Lionel Poilâne, le célèbre boulanger parisien à qui rien de ce qui touche à la miche n’est étranger, m’a aimablement communiqué l’information suivante : « Les paysans avaient l’habitude de faire à l’avance une assez grande quantité de pain qu’ils rangeaient sur une planche fixée aux solives du plafond au moyen de montants de bois. Tant qu’ils avaient ainsi du pain cuit, ils disaient qu’ils avaient du pain sur la planche, expression qui a été prise au figuré et s’est appliquée à toute personne ayant de quoi vivre sans qu’elle ait besoin de travailler ; puis, par extension, à avoir du travail en réserve. »

C’est là en effet l’explication traditionnelle, et sans doute la réalité de base de l’expression.

Cependant le passage de « provisions abondantes » au travail qui attend n’est pas clair ; même avec « du pain sur la planche » les paysans avaient besoin de travailler… Il faut tenir compte du fait que l’on disait aussi, dès le XVIIIe, « manger le pain du roi », soit pour être dans l’armée, soit pour être en prison, où effectivement la boule de pain constituait la base du régime alimentaire. Les Anglais disent encore pour être en prison : to be a host ot the Queen (être l’hôte de la reine).

G. Esnault cite pour 1828 : « planche au pain — banc des accusés », parce que le tribunal délivre des « rations de pain. » Avoir du pain sur la planche c’est donc aussi être condamné à une longue réclusion, et plus précisément sans doute à une longue peine de travaux forcés, dits « travaux publics. » C’est donc dans ce contexte que Le Père Peinard, encore, fait en 1899 une variation sur le thème ; il cite le cas de légionnaires punis, se faisant exprès condamner à mort par le conseil de guerre pour être délivrés radicalement de leurs peines. « Joubert fichait un bouton à la tête d’un gradé pour être, lui aussi, condamné à mort. J’ai fait ce que je voulais, expliquait-il, en me fusillant on me libérera… À quoi me servirait de vivre ? L’espoir m’est pour toujours interdit ; j’ai 60 ans de travaux publics sur la planche, mieux vaut en finir de suite. Joubert fut gracié de la mort — mais non de ses soixante ans de martyre. »

Il est plus « normal » en effet que la locution nous soit venue par ces intermédiaires que directement du monde des paysans-boulangers.

Mettre la charrue avant les bœufs

Je ne cite cette expression que pour mémoire et parce qu’elle paraît être la seule à venir plus ou moins directement du monde du travail — encore que par l’absurde, ou peut-être justement à cause de son absurdité. Il faut dire aussi que la charrue est tellement chargée de symboles (la paix, le travail, et même le phallus qui fertilise la terre femelle), outil à la fois virgilien et biblique, qu’elle a toujours eu sans peine droit de cité dans le langage. « Ils forgeront leurs épées en socs de charrue, et leurs lances en faucilles », dit Isaïe, pronostiquant un monde meilleur.

La charrue harmonieusement tirée par les bœufs est depuis toujours l’image même de la logique, de la cause avec son effet ; inverser les éléments engendre l’absurde. Car la forme originale de la locution est mettre la charrue devant les bœufs. C’est ainsi que l’emploie Rabelais en transformant la charrue en « charrette », dans l’enfance de Gargantua, lequel, entre autres incohérences, « mettoyt la charrette devant les bœufz. »

C’est à cause de l’ambiguïté de devant, qui pendant longtemps a voulu dire soit « avant », comme dans « ci-devant », soit devant, « en face », que l’on a fini par interpréter « avant les bœufs », et donner à l’expression le sens de faire les choses dans le mauvais ordre, généralement pour vouloir trop se presser. L’idée d’incohérence semble plus forte dans cette phrase d’un Arrêt d’amour du XVe siècle : « tournant à chaque propos la charrue contre les bœufs. »

Vivre aux crochets de quelqu’un

Les crochets qu’indique cette locution fort courante ne sont ni ceux du boucher ni ceux de la dentellière. Il s’agirait des crochets des anciens commissaires, selon Littré : « une sorte de hotte ouverte », fixée aux épaules par des bretelles, sur laquelle les portefaix plaçaient les objets qu’ils portaient à dos. Être sur les crochets, ou aux crochets de quelqu’un, c’est donc d’abord lui faire porter son fardeau, puis se décharger sur lui du poids tout entier de ses soucis matériels. « Nous avons déjà séjourné quinze jours sur mes crochets, je vous prie que nous comptions ensemble », s’indigne un personnage de Regnard. (Voir aussi Saint-frusquin, p. 317.)

« On dit aussi figurément : Allons dîner ensemble chacun sur nos crochets ; c’est-à-dire, à nos dépens, & chacun payant son écot », indique Furetière. Je me demande si ces crochets, toujours liés à l’idée de nourriture, ne sont pas après tout d’un usage plus banal que ceux des porteurs. Pour cueillir certains fruits, sur les arbres ou dans les haies, il faut se munir d’une perche en forme de crochet, afin de ramener vers soi, à portée de la main, les branches éloignées où l’on ne peut atteindre. C’est une technique vieille comme le monde particulièrement utile pour la cueillette des cerises et aussi des mûres dont les gens étaient friands au Moyen Âge. On disait « aller aux mûres sans crochets », vieux dicton qui signifiait entreprendre une chose sans en avoir les moyens.

Vivre sur les crochets de quelqu’un pourrait très bien vouloir dire à l’origine : s’alimenter paresseusement sur la récolte de celui qui fait tout le travail de la cueillette. L’expression se serait par la suite croisée et remotivée avec les hottes des porteurs. C’est une hypothèse.

Avoir bon dos

« On dit qu’un homme a bon dos, pour dire qu’il a moyen de faire les frais de quelque entreprise, de quelque partie que l’on veut faire tomber sur lui », dit Furetière, et je crois que l’expression est assez parlante pour se passer de commentaire. Seulement je trouve assez joli ce passage des Caquets de l’accouchée où elle est employée au sens propre par la femme d’un échevin, « conseiller municipal » de Paris, laquelle propose déjà au début du règne de Louis XIII une solution originale au délicat problème du sous-emploi et des troubles qui en naissent immanquablement :

« Il y a tant de pauvres maintenant, dit une fruitière des Halles, que nous en sommes mangés. Je ne sais comment on ne fait pas un règlement sur le désordre…