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On dit aussi une case vide, ainsi que la variante : il lui manque une case. Il faut du reste remarquer que c’était pour le langage l’occasion de rajeunir un vieux fantasme, celui du « trou », du manque dans la tête qui s’exprimait déjà au XVIIe siècle par des expressions telles que avoir des chambres vides, ou même des chambres à louer dans la tête. En somme, grâce au docteur Gall, on remotivait le sarcasme… en retournant à la case de départ !

Curieusement, ces nouvelles locutions semblent ne s’être répandues dans le langage courant que durant le XXe siècle ; c’est sans doute une conséquence du développement de l’instruction publique qui, prise à ses débuts par un grand vent d’éducation scientifique, raviva hors de saison le vieux système de Gall, abandonné depuis longtemps — mais il fallait bien enseigner quelque chose.

Coupées de leurs origines, ces expressions continuent à jouir d’une belle vitalité. Cependant leur sens a légèrement évolué ; après plusieurs décennies où elles ont servi à la raillerie anodine des imbéciles heureux, elles semblent désigner plus fréquemment aujourd’hui celui qui est atteint de folie véritable, de traumatismes sérieux, le dangereux énergumène à qui manque réellement le sens des réalités :

« Bordel qu’est-ce qui lui a pris au grand sifflet ? Descendre un homme si sympathique !… À mon avis faut pas chercher à comprendre : les mecs qui sortent de taule il doit leur rester une case en moins. » (B. Blier, Les Valseuses, 1972.)

« À se demander si, en transformant en drame ce qui relevait de l’histoire de fou, la justice a fait preuve d’un grand bon sens. Et si c’est en prison qu’il fallait caser quelqu’un à qui manque une case. » (Le Canard enchaîné, 3 mars 1982.)

Être piqué

Être piqué demeure le plus bénin des désordres mentaux. Ça signifie aujourd’hui maniaque, bizarre, imprévisible :

« Vous entendez ce que dit Janine ? Je me demande si cette enfant n’est pas un peu piquée. » (Colette, 1955.)

L’image première de cette piqûre ne date pas d’hier. Le fond sémantique sur lequel elle repose est fort ancien et vient en ligne courbe des « dards de l’amour », ces fameuses flèches de Cupidon qui, depuis le lointain Roman de la Rose du XIIIe siècle n’ont cessé d’alimenter l’allégorie des cœurs percés que l’on grave au couteau sur l’écorce des arbres. Les « piqués d’amour », « piqués de passion », ont abondé jusqu’au XVIIe dans un équilibre mental précaire, comme dans cet abrégé de 1462 : « Ung gentil compaignon devint amoureux d’une jeune damoiselle qui n’a guères estoit mariée. Il conta son cas, et au rapport qu’il fist, il sembloit fort malade ; et à la vérité dire, aussi estoit il bien picqué. » (Cent N. N.)

Toutefois la liaison n’est pas faite avec le « piqué » moderne, le détraqué toutes catégories qui ne resurgit que dans les dernières années du XIXe siècle. Gaston Esnault relève le mot en 1899, le faisant dériver d’un terme d’argot du bagne de 1823 : « Piquer », au sens de « fouetter avec un cordage goudronné » ; un équivalent de « cingler. » Une origine pénitentiaire expliquerait la charge de violence que le mot avait encore au début du siècle dans la langue argotique ; témoin cette hallucination démente chez un paumé de Jehan Rictus, vers 1900 :

J’arr’vois la Vieille, la garce de Vieille la Vieille qui m’allume avec ses yeux blancs. À moi ! Ah !… j’étouffe, j’suis piqué, j’suis loufe, on veut m’faire au quique ; c’est chacun son tour.

Il est vrai que dans l’intervalle d’autres dards avaient fortement contribué à doter l’expression de sa vraie folie — en particulier l’aiguillon célèbre d’une grosse araignée à succès : « être piqué » pouvait être senti comme la simple abréviation d’être « piqué de la tarentule. »

Être piqué de la tarentule

Cette expression un peu désuète en notre fin de siècle se dit en dérision de quelqu’un qui est dans un état d’agitation violente, mais pas dangereuse pour le voisinage : un doux dingue.

Il s’agit là d’un dérangement d’esprit historique ; la tarentule est une grosse araignée venimeuse et méditerranéenne, lycosa tarentula, qui doit son nom à la ville de Tarente en Italie, dont elle a longtemps agacé les habitants… Il a même existé le mot « tarentisme », désignant une « affection nerveuse causée par la morsure de la tarentule », lequel a eu son heure de célébrité au siècle dernier, ainsi qu’un adjectif, « tarentulé » : piqué par une tarentule.

« C’est au XIVe siècle que le tarentisme paraît s’être communiqué en Italie — explique le lexicographe La Châtre en 1854, un moment où il était beaucoup question de la bestiole. À la fin du XVe, il s’est répandu au-delà des limites de la Pouille. Il inspirait alors une frayeur excessive, car l’opinion générale voulait que les personnes attaquées de la tarentule fussent vouées à la mort. Le nombre des tarentati devint tel qu’à certaines époques il y eut des concerts destinés à leur soulagement, concerts qui devinrent l’origine de véritables fêtes. » En effet, malgré son caractère funeste, c’était une maladie somme toute assez gaie : « Quelques malades étaient pris d’accès de joie ; ils restaient longtemps éveillés, riaient, chantaient, dansaient, et présentaient une exaltation remarquable de sensibilité ; d’autres, au contraire, tombaient dans un état de torpeur. C’est au XVIIe siècle — poursuit le chroniqueur — que le tarentisme atteignit son plus haut degré. La maladie gagna des étrangers et prit un caractère contagieux effrayant. Telle était l’influence de l’imagination dans cette maladie, qu’on vit telle femme renouveler ses danses durant trente ans, sous l’empire de la croyance que le venin n’était pas extirpé. »

Aux grands maux, les grands remèdes ; Pierre Larousse l’explique en 1875 : « Le remède n’est pas moins singulier que le mal ; il consiste à faire danser à outrance celui qu’a mordu la tarentule. Pour cela on lui fait entendre les symphonies qui lui plaisent le plus ; on essaye divers instruments, on lui joue des airs de différentes modulations, jusqu’à ce qu’on en trouve un qui le flatte ; alors, dit-on, il saute brusquement de son lit et se met à danser au son de la musique médicinale jusqu’à ce qu’il soit en nage et hors d’haleine ; ce qui le guérit. Ces contes — poursuit Larousse, prudent — ont toujours trouvé, et trouvent encore beaucoup de croyants bénévoles. Quelques médecins crédules ont même noté les airs qu’ils croient convenir le mieux aux tarentulés. On voit encore, dans la Pouille, des vagabonds qui se disent piqués par une tarentule, dansent au son de la musique, en apparence pour se guérir, mais en réalité pour soutirer quelque argent aux badauds. » (Grand Dictionnaire Universel.)