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1.

LES PLAISIRS

Un verre d’alcool, une émotion subite, un trouble, un émoi, et l’homme le plus taciturne se met à jaser… Qu’il soit gai, furieux, craintif ou arrogant, en compagnie familière ou bien avec des inconnus, l’homme parle surtout quand il est excité, poussé par un remue-ménage intérieur qui le force à déverser le trop-plein de ses émotions. Juste avant les pleurs, les coups, la fuite, vient le discours.

On connaît cette habitude des singes de vider leurs querelles au son de leur voix. Contrairement à tant de mammifères dont la suprématie s’établit par la lutte à dents, à cornes, ou à couteaux, et souvent par la mort de l’adversaire, les singes s’en tiennent, paraît-il, aux menaces. Le chef de la horde demeure le chef à condition de crier plus fort que tout le monde. C’est à se demander si la parole humaine ne descend pas elle aussi du singe ! Si le langage n’a pas été produit, aux temps lointains, d’abord par ces danses dissuasives adaptées aux gosiers des humanoïdes en mots articulés pour créer la peur, transformées en plaintes ou en appels chez l’épouvanté, le blessé, le souffrant. L’invective et l’invocation procèdent d’émotions fortes, comme par ailleurs l’appel du mâle ou de la femelle, et le rire des plaisirs partagés.

En tout cas les locutions, les images, les comparaisons, qui sont le sel du langage policé et le résultat des moments inventifs d’une communauté, semblent issues en très grande majorité de circonstances de la vie où l’excitation prévaut. Les grands fournisseurs d’expressions populaires demeurent la guerre et tous ses substituts plus ou moins sublimés : la chasse, les jeux, auxquels il faut ajouter le cheval en ce qu’il fut longtemps l’instrument des armées. — L’autre moteur du langage imagé reste incontestablement l’amour sous toutes ses formes et avec tous ses dérivés parmi lesquels il convient sans doute de ranger les soins de la toilette et la mode en particulier.

Le commerce, la justice, en ce qu’ils ont d’agressif ou de jubilatoire, comme d’ailleurs le vol, participent également à ces grandes circonstances d’excitation du cortex qui dénouent les langues, font fleurir ou parrainent les métaphores. Les plaisirs de la table, quant à eux, par réchauffement qu’ils provoquent, ne sont plus à vanter !

C’est par exemple un fait incontestable que les sports sont aujourd’hui les plus débridés et les plus inventifs créateurs de langage, tout au moins en français. Particulièrement les sports qui émeuvent les foules, quelquefois jusqu’à des paroxysmes bizarres. Il n’est que d’écouter les commentaires qui accompagnent à chaud un match de rugby de quelque envergure pour se convaincre de ce que l’excitation d’un groupe enflammé peut produire comme trouvailles spontanées et fleurs de rhétorique, dans le sarcasme ou la jubilation. Le plaisir du jeu rejoint ici le plaisir du langage, et lui sert de ferment.

Je n’ai pas oublié cet Anglais qui était mon hôte. Vieux retraité, sexagénaire tranquille, Bill était peu bavard. Non pour se conformer au cliché facile du Britannique réservé, mais il avait vu beaucoup de monde. Il avait commencé sa vie par la guerre de 14, aux tranchées. Il y avait perdu une oreille, fauchée par un éclat d’obus, et deux frères à lui dans l’Artois. Il n’aimait pas les champs d’honneur, ni les chansons modernes ni les gestes inconsidérés. Il murmurait un peu des choses du temps, une phrase ici et là, sans conséquence… Maigre, cordial et discret, il s’occupait de son jardinet, à la fois songeur et peinard, tondait sa minuscule pelouse, élaguait ses choux, prenait son thé à heures fixes, lisait son journal devant la télé. Ce n’était pas l’homme du verbe.

Bill était un ancien postier. Il avait pratiqué le football jusqu’à la trentaine, puis le cricket très longtemps, puis le tennis. L’âge venant il s’était calmement converti aux boules, les grosses boules anglaises sur gazon. Il m’avait invité à voir le dernier match du championnat, disputé entre équipes du troisième âge, avec des vieux messieurs proprets, souriants, des dames ridées en rose, en jupettes plissées, blanches, socquettes assorties, qui portaient chaque samedi sur les pelouses impeccables leur soixantaine avancée…

Là, sur le terrain, ç’avait été la métamorphose ! La passion du jeu avait saisi Billy, l’avait totalement transformé. Il sautillait partout, excité comme un gosse ! Billy bavard, Billy plaisantin apostrophait ses vieux copains, brocardait les dames chenues, invectivait la boule, blaguait le cochonnet, riait avec tout le monde. Il commentait les coups, primesautier, disséquait les trajectoires, frappait dans ses mains, rouge de plaisir. Il parlait, parlait, parlait… C’était Billy la jactance, soudain, dans le soleil d’automne, sur l’herbe rase vert cru.

Il m’appelait, me prenait à témoin, moi l’étranger, que je me rende bien compte :

— Viens voir ! Viens voir ici !…

Que je n’en perde pas une miette des beaux coups lovés, de la tactique !

— Et celle-là ! Hein ? Qu’est-ce que t’en dis !… Boy ! What d’you say of that !

Il me tutoyait, du coup — encore qu’en anglais ce ne soit jamais facile à savoir ! Je le voyais à ses yeux pétillants, à ses éclats de rire, dans la fraternité ludique il m’aurait tutoyé dans n’importe quelle langue du monde !

Le lendemain il avait repris ses aises, ses distances, son silence familier. Il avait gagné aussi. La nouvelle petite coupe était rangée avec les autres sur la cheminée. Pendant quelques jours une vague lueur a rayonné dans sa nonchalance…

Quand je pense à Billy, parfois, il me semble qu’il recréait l’origine des langues.

L'amour

Rage de cul passe mal de dents.

Vieux proverbe.

L’amour est un bouquet de violettes, dit la rengaine ! C’est aussi une gerbe de mots incomparablement riche, un flot continu de façons de parler en mouvement perpétuel et pratiquement infini. Il n’est pas question de passer ici en revue les centaines, les milliers d’expressions, d’avant-hier ou de plusieurs siècles, qui décrivent, évoquent, sous-entendent, crûment, chastement, un peu, beaucoup, passionnément, les divers aspects de la marguerite !

D’ailleurs dans ce domaine tout peut faire image. Que ce soit pour décrire l’acte sexuel ou désigner l’anatomie adaptée, n’importe quel mot, à la limite, employé dans un contexte érotique, peut se charger de sous-entendus plus ou moins éloquents. La célèbre création proustienne « faire catleya » peut s’étendre à n’importe quoi. Le premier objet venu, si j’ose dire, peut faire l’affaire.

J’ai devant moi une fenêtre. Je pourrais par exemple, en y mettant le ton, l’intention, la langueur et le regard qu’il faut, proposer de « faire espagnolette », de « tripoter le tasseau, caresser la persienne, huiler les gonds, éventer l’embrasure, mouiller le carreau, taper la barre d’appui, palper la tringle », et, pourquoi pas, « tirer les rideaux » ! En y mettant du sien !… En fait ce sont tous les éléments de la pièce qui peuvent ainsi entrer dans le champ érotique au moindre clin d’œil, depuis « ramoner la cheminée » jusqu’à « mettre une fleur dans le vase. »

C’est le principe même des inscriptions sur les gaufrettes, lesquelles permettent au dessert des conversations paillardes par petits gâteaux interposés, à partir de morceaux de phrases complètement anodines, du genre : Voulez-vous ? — Soyez sages — Pas avant midi — Je serai prudent — Je n’ai plus soif, etc. Elles ne prennent leur équivoque que par la situation et l’intention égrillarde que les gens leur prêtent. C’était commode, naguère, les gaufrettes !