Le mot en était là de son évolution quand, tout à coup, surgit de l’ombre mécanique une machine nouvelle qui allait subrepticement le remotiver pour la seconde fois : en 1877, Edison avait inventé le phonographe ! Le phonographe était composé essentiellement d’un cylindre recouvert d’un manchon de cire durcie, mû par un mouvement d’horlogerie. Le phonographe se popularisa énormément, on appela le cylindre « rouleau. » On sait que cet appareil fantastique produisait des sons étonnants et de plus en plus geignards quand le ressort de son mécanisme arrivait en bout de course : quand la chanson parvenait « au bout du rouleau »… Il est au bout du rouleau se rapporta donc insensiblement dans l’imagination du peuple à ce gadget prestigieux ; l’expression s’encanailla, pour ainsi dire, prenant un tour argotique qu’elle n’avait pas précédemment, en même temps que son sens déviait de manière significative. À travers la métaphore du ressort détendu, la notion d’épuisement s’étendit, au début de ce siècle, à la faiblesse physique des personnes malades et âgées ; le bout du rouleau devint le bout de la vie qui se déglingue, il entra dans le registre de ceux qui sont près de lâcher la rampe, dévisser leur billard, ou fermer leur parapluie. « Peu nombreux étaient ceux qui se faisaient servir dans leur appartement. Parfois seulement une vieille dame, un vieux monsieur, hypocondres et fatigués. Se contentaient alors d’un légume et de fruits cuits. Au bout de leur rouleau. Ménageaient leur machine, eux ! En avaient plus pour longtemps à jouir de la vie, cette putain de vie. » (R. Guérin, L’Apprenti, 1946.)
En même temps la locution est passée du possessif au défini du rouleau, ce qui la rapporte davantage, inconsciemment, aux petits-enfants d’Edison. Aujourd’hui la panne dans les arguments s’est complètement effacée pour ne retenir que la pénurie extrême et le complet épuisement physique, d’une machine — un moteur au bout du rouleau — ou d’un individu. « Alentour, le marais des paumés qui vivent la mort lente : “manchards” de vingt ans quêtant trois thunes dans le métro avant de crécher à l’asile, néoclodos, juvéniles pouilleux à qui reste à peine la force de tendre la main, et même pas toujours, avec des yeux de chiens battus où vacillent l’angoisse et la rage. Une dernière houle les a portés jusque-là. Ils sont au bout du rouleau. Ils ont glissé sur le pavé. » (Bernard Thomas, Le Canard enchaîné, 3 mars 1982.)
Pour moi, je n’en sais pas plus long ; il m’est agréable de terminer ce chapitre en empruntant pour vous, ô lecteur, ces quelques vers à mon camarade Paul Scarron, qu’il mit à la fin d’une sienne épître :
Les croyances
A homme heureux, son bœuf lui vêle.
Les croyances et superstitions diverses ont longtemps constitué le fonds culturel des peuples sous toutes les latitudes. Non seulement la France, mais l’Europe occidentale a vécu, et dans certains domaines vit encore, sur une base culturelle héritée des mœurs et des usages de l’Empire romain.
Avoir de l’ascendant
De toutes les croyances antiques l’astrologie est certainement la plus universelle et la plus vivace. Peu ou prou, les gens aiment à penser que les étoiles leur font personnellement de l’œil, et attribuent volontiers à leur influence les événements heureux ou déplaisants de leur existence.
L’important en la matière est l’étoile qui préside à la naissance, c’est-à-dire « qui monte sur l’horizon au premier instant de la naissance d’un homme ou d’une femme. » C’est cela l’astre ascendant, du latin ascendere, monter, et dont tout dépend, selon la foi des astrologues qui calculent à partir de lui le thème de la nativité. Si l’étoile est bonne, tant mieux, sinon le pauvre bébé est un malotru — c’est-à-dire étymologiquement mal ostru, né sous un mauvais astre.
Naturellement l’astre en question peut avoir des influences particulières. Scarron, écrivant à une amie très chère à laquelle il précise : « Vostre Cul doit être un des beaux Culs de France », s’exclame :
De cet ascendant littéral on est passé très vite à des influences moins célestes. « Ascendant — dit Furetière — se dit en discours ordinaire d’une supériorité qu’un homme a sur l’esprit d’un autre, qui provient d’une cause inconnüe. Pour gagner votre Rapporteur, employez un tel de ses amis ; il a un grand ascendant sur son esprit. »
Être ravi au septième ciel
Les Anciens avaient organisé l’univers à leur convenance, ou plutôt du mieux qu’ils avaient pu. Ils avaient placé la Terre au centre du monde, et le reste autour, avec une logique parfaitement simple dont il faut bien reconnaître que tout concourait à l’étayer, les textes religieux comme l’observation directe. Pour le mouvement des astres et le logement des dieux ils avaient inventé un système de sphères de cristal, absolument transparentes et concentriques, qui tournaient autour de la Terre harmonieusement, chacune portant sa planète dans une joyeuse et discrète musique sidérale. Chaque sphère était un ciel. Il y avait donc sept ciels, superposés, un par planète, dans l’ordre exact de leurs distances : le ciel de la Lune, d’abord, la plus près, le ciel de Mercure, de Vénus, puis celui du Soleil. « Le Soleil est de trois épicycles, c’est-à-dire ciels ou estages, au-dessus de la Lune », explique A. Paré. Venaient ensuite le ciel de Mars, de Jupiter et de Saturne. Au-delà était une dernière sphère, plus solide, qui portait toutes les étoiles ensemble, et qu’on appelait le firmament ou bien encore empyrée. Derrière cet ultime écran se tenait Dieu, en majesté, coiffant l’ensemble depuis qu’il avait séparé par cette enveloppe, le premier jour de Sa création, les eaux d’en bas d’avec les eaux d’en haut.