Restent les expressions où le mot pied a gardé son vieux sens de mesure. Sur le pied de veut dire sur cette base, sur cette proportion, de cette manière. « Sur ce pied, vous n’obtiendrez rien » : en vous y prenant de cette façon. « Rendez compte de votre dépense, qui vous sera allouée dans ce jugement, non sur le pied de vos convoitises, mais sur les règles de la modestie. » (Bonnet.) « Il me reçut dans sa maison sur le pied de cinquante pistoles d’appointements. » (Le Sage.) Voir aussi Prendre son pied, p. 98.
Être sur le pied de guerre c’est être en « régime » de guerre, et prendre les « mesures » qui s’imposent. On met une armée sur le pied de guerre. On disait également autrefois « sur le pied de paix. »
On prend, on ne prend pas les choses au pied de la lettre, c’est-à-dire à la mesure exacte de ce qui est écrit, sans aucune interprétation.
Vivre sur un grand pied c’est évidemment mener grand train, à la mesure de revenus conséquents, alors que faire les choses au petit pied a toujours un air étriqué et un tantinet mesquin.
Faire un pied de nez appartient à la même série ; la construction est la même que lorsqu’on dit, par exemple, « un mètre de tissu. » Mettre le nez long est en effet un signe de déception. La Fontaine présente ainsi une défaite :
« On dit qu’un homme a eu un pied de nez quand il a été trompé dans ses espérances », dit Furetière. De là à narguer l’individu en lui représentant symboliquement la chose : « Faire un pied de nez à quelqu’un : c’est un geste que l’on fait en mettant le pouce d’une main sur le nez et le pouce de l’autre main sur le petit doigt de la première main » (Littré). Ce qui fait environ un pied !
Avoir du foin dans ses bottes
Voilà une mode un peu surprenante au premier abord, mais qui montre clairement que le foin a toujours été une denrée de valeur : avoir du foin dans ses bottes est le signe, sinon d’une très grande richesse, au moins d’une solide aisance.
C’étaient les gens de la campagne qui garnissaient ainsi leurs sabots, d’une poignée de paille pour les moins aisés qui n’osaient généralement pas y mettre du bon foin, plus douillet mais plus précieux et dur à récolter. Les plus cossus — mais aussi les soldats et sans doute les officiers — fourraient leurs bottes de vrai foin.
Quel intérêt de garnir ainsi ses chaussures ? Quiconque a fait du cheval en hiver, ou de la moto, sait que c’est toujours un problème de ne pas se geler les extrémités. Or le foin a ceci de particulier qu’il est à la fois isolant et absorbant ; comme toute matière desséchée il absorbe l’humidité de la transpiration mieux qu’aucun lainage et constitue une « fourrure » odorante — peut-être même légèrement médicinale, on ne sait jamais avec les plantes ! — dans laquelle le pied est merveilleusement « à l’aise »…
Cependant, l’expression, qui est née au XVIIe siècle, non pas chez les paysans mais dans le milieu profiteur de l’administration royale selon toute apparence, avait à l’origine une signification plus précise et plus nuancée. Il s’agissait de mettre du foin dans ses bottes, et par des moyens, qui, s’ils étaient communs à l’époque parmi les agents de l’État, n’en demeuraient pas moins douteux.
« On dit, il a bien mis du foin dans ses bottes, de la paille dans ses souliers ; pour dire, il s’est fort enrichi : ce qui ne se dit d’ordinaire, que de ceux qui sont venus de bas lieu, qui ont fait de grandes fortunes, par des voyes illicites », note Furetière en 1690.
C’est bien dans ce sens de trafic à peine avouable que Voltaire emploie l’expression dans une lettre à un intendant de l’armée : « Vous me mandâtes que tout le foin de la cavalerie du roi très chrétien était soumis à votre juridiction ; je souhaite que vous en mettiez dans vos bottes et que vous veniez à Paris enrichi de vos triomphes. »
En effet les bottes, vastes, du cavalier ont toujours constitué une cachette de choix pour le voyageur qui pouvait y placer quelques pièces d’or, un bijou, une missive importante et secrète qui devaient être tenus à l’abri des accidents de grands chemins ; un endroit aussi pour les produits des menus larcins. À force d’emporter, fût-ce du foin, sous couvert d’en rendre ses bottes douillettes, un rapineur consciencieux pouvait s’en faire un tas quelque part, puis une meule qu’il pouvait vendre un bon prix, et se constituer ainsi un petit départ dans la vie — surtout s’il était patient. Je crois que l’image d’un gain aussi médiocre que mal acquis a servi de métaphore — semblable à celle de la fameuse épingle du banquier Laffitte — pour désigner les pratiques qui finissent par enrichir ceux qui partent de rien. En 1748, Caylus fait une allusion à cela, jouant sur les mots, par la bouche d’un de ses personnages, colporteur qui vendait clandestinement des petits livres interdits : « Je n’entendais parler que de colporteurs saisis, pris et emmenés par le guet à pied ; je me fis colporteur à cheval, et je portai impunément des brochures dans mes bottes : il est vrai que quand le foin enchérissait, j’étais obligé de vendre mes livres plus cher. » (Mémoire des colporteurs, 1748.)
En changeant de verbe — avoir du foin au lieu d’en « mettre » — vers le début du siècle suivant, l’expression s’éloigna légèrement de son sens premier pour ne faire allusion qu’à la fortune solide des bons bourgeois, sans indication de provenance. En même temps elle quittait les sphères du langage de belle tenue pour devenir « peuple » — Voltaire ne l’eût certes pas écrite si elle avait de son temps senti le pavé ! « Il avait, comme on dit, du foin dans ses bottes, et il aurait pu vivre sans travailler », écrit Vidocq en 1828, et cent pages plus loin dans ses Mémoires : « … ce rusé coquin avait toutes les apparences rassurantes de ces particuliers dont le vêtement cossu fait présumer qu’ils ont du foin dans leurs bottes. »