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Jamais je n’avais imaginé que ce pût être si difficile de revenir en arrière, vers la Quarantaine, de franchir cette frontière imaginaire.

Je me suis baigné dans l’eau tiède du lagon, sans laver les marques de cendres que Suryavati a dessinées sur mon visage. Tant que je les porterai, je garderai ma force et la souplesse de mes jointures, j’aurai le toucher léger des doigts de Surya sur mon front, sur mes joues et mes paupières.

Elle a pris la route du sud

Elle a pris la route du sud, vers la rivière Yamuna, à travers les champs dévastés. Dans l’Oudh, les villes brûlaient, Lucknow, Cawnpore, Fatehpur. La fumée des incendies couvrait le ciel comme si on ne quittait pas le crépuscule. Le soleil nageait derrière le voile gris-rose. Sur les routes, il y avait des nuées de fuyards, vieillards, femmes, enfants portant des ballots de linge, des provisions. Les hommes avaient disparu. Partout, l’odeur du sang, de la mort. Les puits étaient empoisonnés par les cadavres qu’on y avait jetés. Et la faim rongeait le ventre, la faim écorchait la terre, séchait les sources.

Giribala marche sur le chemin, pieds nus dans la poussière, l’enfant serrée contre sa poitrine. De temps en temps, elle sent la petite fille bouger sous son châle. Elle est légère comme un chat, elle ne pleure pas, elle ne crie jamais. À Cawnpore, devant les murs de boue effondrés, elle a vu l’enfant couchée sur la poitrine ensanglantée de l’ayah, elle a pensé d’abord que toutes deux étaient mortes. Puis la petite fille a ouvert les yeux et l’a regardée, et Giribala a compris que le sang qui couvrait son corps était celui de sa nourrice. Sans réfléchir, d’instinct, Giribala s’est précipitée et elle a pris l’enfant dans ses bras. Elle s’est aperçue que l’enfant était une Blanche, une petite Anglaise de quatre ou cinq ans, aux cheveux dorés et aux yeux verts, vêtue d’une robe déchirée et brûlée. L’enfant n’a pas poussé un cri, mais elle s’est agrippée à elle de toutes ses forces, comme si elle avait peur que Giribala ne la repousse. Giribala a couru avec l’enfant, sans reprendre haleine, jusqu’au chemin qui va vers la Yamuna. À un moment, elle a rencontré sur la route un groupe de sepoys, mais ils l’ont laissée passer. Avec ses habits en haillons, ses cheveux emmêlés flottant sur ses épaules, et les taches de suie sur son visage, elle semblait une folle. Personne n’a fait attention à l’enfant qu’elle serrait sous son châle, cette petite étrangère au visage ensanglanté et aux yeux clairs qui avait enfoui sa tête contre sa poitrine.

Giribala est arrivée à la rivière Yamuna quand les soldats du 93e régiment des High-landers ont commencé à bombarder la ville de Lucknow. La fumée des incendies a recouvert à nouveau tout l’horizon. Les chemins le long de la Yamuna étaient encombrés de gens, de charrettes, d’infirmes. Dans les maisons des villages, Giribala mendiait un peu de lait pour l’enfant, du riz, des galettes de lentilles. Quand elle avait marché pendant des heures, elle s’arrêtait à l’ombre d’un arbre. Parfois elle n’avait rien à donner à manger, mais la petite fille ne se plaignait pas. Elle la regardait de ses yeux couleur d’eau verte, aux pupilles dilatées, sans parler, sans sourire. Elle avait un joli visage ovale, des cheveux brun doré, encore collés du sang de l’ayah.

Giribala n’allait au fleuve que vers le soir, comme les animaux sauvages. Durant le jour, elle prenait les sentiers difficiles. On disait que les soldats étrangers remontaient les fleuves dans leurs bateaux à vapeur, à la recherche des rebelles. Quelquefois elle entendait gronder le canon tout près. Elle savait reconnaître les coups de fusil des sepoys, et le bruit strident des canons anglais qui envoyaient des «round shots».

Sur la rive de la Yamuna, un soir, elle a rencontré une troupe de sepoys en déroute. Ils étaient armés de sabres et de lances, leurs costumes étaient souillés de boue et de sang. L’un d’eux a vu la petite fille enveloppée dans le châle. Il avait dû remarquer le teint clair et les cheveux dorés. Il a demandé à Giribala: «C’est ton fils?» Il avait l’air soupçonneux. «C’est ma fille», a dit Giribala d’une voix mal assurée. Et comme le soldat continuait à fixer l’enfant en caressant sa barbe, elle lui a crié: «Et toi, est-ce que tu es son père?» Les autres se sont mis à rire, et Giribala a pu continuer son chemin.

C’est sur le bord de la Yamuna que Giribala a trouvé un nom pour l’enfant. Malgré la guerre, malgré l’odeur de mort et le goût de cendres, c’est dans l’eau du grand fleuve que Giribala ressentait la paix et le bonheur. Avant la nuit, elle a choisi une plage, à l’ombre de grands arbres, et elle est entrée lentement dans l’eau en serrant l’enfant contre sa poitrine.

Alors il lui a semblé qu’elle entrait dans un autre monde, et la petite fille qui riait et s’agitait contre elle était l’entrée de ce monde, le monde du fleuve où tout était paisible, où il n’y avait plus ni guerre ni sang, ni haine ni peur, un monde qui la tenait serrée cachée comme une petite pierre enfermée dans une main immense. «Maintenant, tu as un nom, tu as une famille…»

Pour cela, Giribala a prononcé à haute voix le nom, comme si c’était le fleuve qui l’avait dicté, «Ananta», l’Éternel, le serpent sur lequel Dieu se repose jusqu’à la fin du monde.

Sur le bord de la Yamuna, ce soir-là, elle a rencontré le radeau. Elle allait à la recherche d’une autre plage pour la nuit, quand elle a entendu un bruit de voix. En rampant à travers les roseaux, elle a aperçu un petit groupe de femmes, accompagnées d’un vieil homme, qui après avoir mangé s’apprêtait à repartir sur un radeau de branches. Elle avait dû faire un bruit qui avait trahi sa présence, parce que soudain des femmes, survenues par-derrière, l’avaient renversée sur le sol, et, sans ménagement pour l’enfant, avaient commencé à la frapper à coups de poing et à coups de pied. Giribala a cru sa dernière heure arrivée, elle a pleuré et supplié, tandis que les mégères lui arrachaient l’enfant et fouillaient son bagage pour piller ses bijoux et son argent. Le sac ne contenait rien de bon, et une des femmes, sèche et grande, au regard dément s’est tournée vers Giribala: «Tu es venue nous espionner, nous dénoncer!» Giribala était si endolorie et épuisée qu’elle n’avait même plus la force de se traîner loin du fleuve. Mais une autre femme qui portait un garçon maigre sur sa hanche s’est interposée et l’a aidée à s’asseoir. Elle a lavé ses plaies avec l’eau du fleuve, et elle lui a rendu Ananta terrorisée. «Comment s’appelle-t-elle?» Giribala a dit le nom d’Ananta, et son propre nom. «Moi, je m’appelle Lil, a dit la femme, et le vieil homme, là, s’appelle Singh. Il a été blessé à la guerre, mais il n’est pas méchant.» Elle a scruté la petite fille de son regard charbonneux. «Elle ne te ressemble pas, mais c’est ta fille.» Puis elle a aidé Giribala à monter sur le radeau, à l’arrière. Au bout du radeau, il y avait une chèvre jaune attachée à une planche. Le radeau a commencé à glisser sur l’eau du fleuve, lentement, au gré des tourbillons, guidé par le vieux Singh qui appuyait sur une longue perche. D’une outre en peau noire, Lil a versé dans une écuelle un peu de lait de chèvre, et elle l’a donné à Giribala. Le lait était épais, encore tiède. «La chèvre est à moi, a dit Lil. C’est tout ce qui me reste.» Elle s’est allongée sur les planches, la tête appuyée contre un ballot de linge, pour regarder Giribala qui faisait boire sa fille.

«Où vas-tu maintenant?

— Je ne sais pas, a dit Giribala.