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«Je suis très inquiet pour Suzanne. Elle ne va pas bien du tout.»

Nous nous sommes assis sur les tombes. Devant nous, la mer bat sur les roches noires, à l’assaut du volcan. L’horizon est net, la côte de Maurice paraît toute proche, le bloc naufragé du Coin de Mire, et l’ourlet des vagues sur les récifs du cap Malheureux. La mer est bleu sombre, vide de bateaux. Ce n’est pas aujourd’hui qu’on viendra nous chercher.

«La quinine va manquer», dit Jacques. Il a une voix neutre, comme s’il énonçait les données d’un problème. «Il y a une épidémie de fièvre hémorragique, il y a déjà eu une dizaine de morts à Palissades. On va peut-être vers une épidémie comme celle des années 1865–1868, qui a fait cinquante mille morts. C’est pour ça que les Patriarches ne veulent pas nous relâcher. Et maintenant, avec ces nouveaux cas de variole, qui touchent même les gens vaccinés. Ils savent bien ce qui se passe, ils ont des informations.»

Il ne dit pas son nom, mais c’est le Véran de Véreux qu’il soupçonne d’envoyer des messages à Maurice avec son héliotrope. Je crois que tous nous sommes devenus un peu fous.

Jacques parle tout seul, il hésite. On dirait qu’il cherche à se convaincre lui-même. Puis nous repartons ensemble vers les bâtiments de la Quarantaine.

Il y a longtemps que nous ne nous sommes pas parlé, nous sommes devenus peu à peu des étrangers l’un pour l’autre, comme si la pierre brûlée de Gabriel nous avait dénudés. Maintenant je n’appartiens plus à son monde, je suis du monde de Surya, du côté des Palissades.

Le regard interrogateur de Suzanne, quand je suis entré dans la baraque, après la nuit au bûcher, mon visage peint de cendre et mes habits salis. Son regard chargé de reproche, comme si je la trahissais.

Mais c’était mon sang, le sang mêlé de ma mère. Ce sang que l’oncle Alexandre haïssait, qui lui faisait peur, et pour cela il nous avait chassés d’Anna, il nous avait rejetés à la mer.

Soudain j’ai besoin de savoir. Cela me ronge et me fait mal, comme un coup au côté. Je me suis arrêté sur le chemin, je barre la route à Jacques. Je dois avoir l’air égaré, parce que Jacques me demande:

«Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce que tu veux?» Je crois qu’il est effrayé.

«Je veux savoir. Toi tu dois le savoir.

— Savoir quoi?

— D’où elle est, où elle est née, sa race, sa couleur, tu t’en souviens bien?»

Je n’ai pas eu besoin de dire plus. Quand maman est morte, je n’avais pas un an. Lui, il en avait presque neuf.

«Quel enfant tu fais!» Il secoue la tête, il passe devant moi et recommence à marcher le long du rivage. En vérité, je sais maintenant qu’il a peur de ses souvenirs. Il n’a jamais voulu en parler. Mais cette fois je suis décidé à ne pas le laisser partir. Il s’est passé trop de choses.

«Je ne suis plus un enfant. Tu dois me répondre.» Je l’ai agrippé par le revers de sa veste. Lui aussi a l’air d’un vagabond.

«Écoute, notre mère était eurasienne, c’est ce que tout le monde disait. Elle est née en Inde, elle a été adoptée par un Anglais du nom de William, et à sa mort, c’est son frère, le Major, qui s’en est occupé. Je te jure que je ne sais rien de plus, même le Major ne voulait rien dire.

— Mais son nom? Le nom de sa famille, tu n’as pas su son vrai nom?

— Il ne voulait pas qu’on en parle. Il disait qu’elle avait tout oublié. Ses parents étaient morts pendant la grande mutinerie, et les William lui ont donné leur nom. Ensuite, le Major l’a envoyée en Europe, elle devait apprendre le métier de préceptrice, et sur le bateau elle a rencontré papa. C’est tout ce que je sais.»

Il recommence à marcher. Tout cela l’ennuie.

«Viens, Suzanne a besoin de nous.»

Peut-être qu’il sait quelque chose qu’il ne veut pas dire. Ou peut-être qu’il a oublié. Il faudrait tirer sur un fil, pour faire venir ce qui est caché. Jacques marche vite. Son visage est fermé, sérieux. Autrefois, quand notre père est tombé malade, c’était lui mon père. Je tremblais devant lui. Il m’interrogeait sur mes notes en classe, il me faisait passer des contrôles. Il est si fragile, il ressemble à mon père, non pas tel que je l’ai vu les derniers temps, un vieillard cacochyme, somnolant dans son fauteuil à oreilles, mais comme il était sur les photos, du temps de son mariage, un dandy, au visage aigu, aux cheveux noirs abondants, à la barbe romantique.

Il y avait aussi une photo de maman sur le bureau de l’oncle William, une photo de studio, faite à Paris, avec la signature du photographe. Une jeune femme en robe de velours noir boutonnée jusqu’au cou, ses magnifiques cheveux noirs coiffés en chignon, si épais qu’ils faisaient une aile de chaque côté de son visage. Le photographe avait essayé d’atténuer l’exotisme de ses traits, mais il n’avait pas réussi à gommer l’expression de ses yeux, sous l’arc épais des sourcils, l’éclat de la vie qui brillait dans ses pupilles.

J’aurais donné n’importe quoi pour posséder cette photo. Quand le Major est retourné en Angleterre, après la mort de mon père, il l’a emportée avec lui, et je ne l’ai jamais revue. J’ai besoin de parler d’elle, je rattrape Jacques, je marche à côté de lui.

«Tu te souviens de ce que tu m’as dit? C’est bizarre, ils n’ont jamais eu leur photo prise ensemble.

— Oui, c’était l’ami Cordier qui devait faire leur photo de mariage, papa avait dit que ça serait mieux, il avait un appareil allemand. Mais quand il a révélé la plaque, elle était voilée.» Chaque fois qu’il racontait cela, autrefois, Jacques éclatait de rire, mais ici, sur le chemin qui passe entre les tombes, vers la Quarantaine, l’histoire du portrait manqué paraît plutôt lugubre.

Jacques continue à parler en marchant. Le vent hache ses mots, il a une voix étouffée. Il parle d’elle comme il ne l’a jamais fait. Il détestait les sentiments, il ne voulait pas faire du pathétique. Il disait Amalia.

«Amalia n’était pas très grande. Après, elle avait moins de cheveux, elle disait qu’elle les avait perdus à la suite de sa typhoïde, après ma naissance, quand papa a décidé de s’installer à Anna. Mais ils étaient toujours noirs et brillants. Elle avait un grain de beauté sur la joue, près de la bouche. Papa appelait ça une mouche. Elle aimait beaucoup rire avec les domestiques, elle avait appris à parler créole très vite. Papa n’était pas très content, il disait que ça ne se faisait pas, mais elle ne pouvait pas résister. Tout le monde l’aimait beaucoup à Anna. Quand il a fallu partir, c’était à Noël, ils étaient tous venus jusqu’au port, ils pleuraient. Je me souviens, la vieille Yaya l’a embrassée si longtemps qu’on ne pouvait plus les séparer. Toi, tu étais dans ton berceau, tu ne te rendais compte de rien.»

Sa voix se brise, il ne dit plus rien. Il marche à grands pas, il descend le chemin vers les maisons noires de la Quarantaine.

Je le regarde se hâter, et j’ai le cœur serré parce qu’il ne reste rien de l’homme grand et fort que j’admirais quand j’avais douze ans, l’homme qui avait décidé de remplacer mon père.

Alors il était capable de parler de Médine et de la maison d’Anna avec une voix pleine de colère, il disait qu’il reviendrait pour demander des comptes à l’oncle Archambau, qu’il lui ferait rendre gorge. Ou bien il affectait un dédain magnifique, il rachèterait Anna, comme cela, en jetant des pièces d’or, puis il tournerait les talons. Je l’aimais quand il disait cela, la lueur dans ses yeux et l’excès de ses paroles me soutenaient pendant les longs mois sans sortie à la pension de Rueil-Malmaison. Puis il est parti pour Londres faire sa médecine, et il a cessé de me parler de tout cela. Comme s’il avait oublié.