Mais moi je continue à porter la flamme. Je ne veux pas qu’elle s’éteigne. Les murs noirs des bâtiments de la Quarantaine, l’éclat du soleil et la mer, comme une prison entourée par la mort, tout me renvoie l’étincelle de la vengeance, j’ai au fond de moi un cœur fait du basalte de l’île.
Pendant des semaines, des mois, le radeau a dérivé le long des rives. Le temps était si long, si monotone, que Giribala ne se souvenait plus très bien comment cela avait commencé. Elle se rappelait le jour où les Doms l’avaient battue, avaient pillé son sac, mais la suite devenait imprécise et rêveuse comme la lumière du crépuscule.
À midi, quand le soleil brûlait au milieu du ciel, les Doms poussaient les radeaux contre la rive, à l’abri des arbres, et ils restaient là jusqu’au soir. Certains se couchaient sur les planches des radeaux, à l’ombre de vieux linges accrochés à des branches. Giribala et Lil descendaient à terre, et cherchaient un coin sous les arbres pour attendre jusqu’au soir. Les rives de la Yamuna étaient faites de hauts talus de boue dans lesquels on enfonçait jusqu’aux genoux, mais sous les arbres, la terre était bien douce, les feuilles mortes formaient un tapis confortable.
Quelquefois, Giribala et Lil laissaient leurs enfants à la garde d’une vieille, pour aller marauder du côté des villages. La fumée des incendies couvrait toujours l’horizon. Les sepoys se retiraient vers le nord en brûlant les champs et les maisons. Il y avait des cohortes de fuyards sur les routes, des gens qui se cachaient dans les champs. Quand Giribala et Lil arrivaient près des villages, des femmes les chassaient à coups de mottes de terre et de pierres, et brandissaient des bâtons en les invectivant. Mais, en rusant, elles arrivaient à s’emparer d’une vieille poule, ou à voler des légumes, qu’elles faisaient cuire sur la berge, avant de retourner au radeau.
Un jour, alors qu’elle revenait d’une maraude, Giribala a rencontré une jeune fille, seize ou dix-sept ans à peine, vêtue de haillons, son visage noirci de fumée, ses cheveux collés de boue. Elle portait sur la hanche un enfant, un garçon nu, la tête rasée, le corps d’une maigreur squelettique et couvert de pustules. Après un premier recul de frayeur, la jeune fille a compris que Giribala était seule, et son expression de crainte s’est effacée. Très lentement, en titubant, elle s’est avancée, sans dire une parole, la main gauche tendue en avant. Giribala était figée sur place, incapable de bouger, elle regardait cette jeune fille et cet enfant comme si elle se tenait devant sa propre image.
Tout à coup, Lil est arrivée dans la clairière. D’un coup d’œil, elle a tout vu, la jeune fille qui titubait, la main tendue, son enfant mort, Giribala immobile et horrifiée. Alors elle a ramassé une pierre et, la main levée, comme contre un chien, elle a marché jusqu’à Giribala, elle l’a tirée violemment en arrière. Elle a menacé la jeune mendiante, sans crier, d’une voix dure: «Va-t’en d’ici! N’approche pas!» Elle a entraîné Giribala jusqu’au fleuve, et quand tout le monde a embarqué à bord des radeaux, elle a repoussé la rive avec sa perche, de toutes ses forces, jusqu’à ce que le courant les emporte. Plus tard, elle a expliqué:
«Cette femme, avec son enfant, je l’ai bien reconnue, c’était Shitala, la Froide, celle qui porte la maladie, si elle t’avait touchée, c’en était fini de toi.»
Sur l’autre radeau, des femmes parlaient avec une voix dure et rauque. Maintenant, à cause de la rencontre que Giribala avait faite dans la forêt, elles disaient qu’elle allait leur porter malheur. Mais Lil la protégeait contre elles, surtout contre la grande femme sèche qui l’avait battue si fort. Quand Lil s’adressait à la mégère, elle changeait de langage. Elle lui parlait dans une langue volubile, où les mots se renversaient, avaient un sens différent, la langue des Doms. Un jour, Giribala lui a demandé: «Quelle langue vous parlez, vous autres?»
Lil s’est mise à rire: «Comment, tu ne sais pas? Nous sommes des vagabonds, nous parlons la langue des voleurs.»
Elle a regardé Giribala avec une sorte de défi, et Giribala a baissé les yeux. Elle avait peur. Pourtant Lil n’était pas méchante, et hormis la mégère, les autres femmes partageaient avec elle tout ce qu’elles volaient. Il y avait toujours une part pour Giribala. Elles s’occupaient d’Ananta comme si elle avait été leur propre fille. Et, au cours des jours, elles ont oublié peu à peu l’incident de la déesse froide.
Les radeaux glissaient le long de la rive boueuse, soir après soir. La pluie avait donné au fleuve une couleur rouge. Debout à l’avant du radeau, Ananta attachée contre sa hanche par son châle, Giribala poussait la perche. Maintenant ses mains étaient calleuses, son visage noirci par le soleil. Elle savait parfaitement jeter la perche en avant, prendre appui dans le fond boueux, et marcher sur le bord du radeau jusqu’à l’arrière, puis détacher la perche d’un coup sec. Elle savait aussi reconnaître les dangers. Avant Dalmau, dans la grande courbe du fleuve, une troupe de sepoys était embusquée. Ils avaient commencé à tirer sur les Doms, et Giribala avait lancé le radeau le plus loin possible dans le courant, sans prendre garde aux balles qui sifflaient. Ce jour-là, Lil l’avait serrée contre elle, en lui caressant le visage. Elle lui a même dit: «Tu es brave comme Lakshmibay.» Elle lui a raconté l’histoire de la reine de Jhangsi, qui s’était battue seule contre les Anglais, pour défendre sa ville, et qui était morte au bord du fleuve.
Un matin, à l’aube, les radeaux sont arrivés devant une baie immense où se dressait une ville. Dans la brume, à la rencontre des deux fleuves, la Yamuna et le Gange, Giribala a vu les tours, les minarets, la grande muraille rouge sombre. Dans la baie, devant la ville, il y avait une armée de bateaux de pêche, leur longue voile oblique immobile. Tout semblait silencieux, endormi. Assis sur les radeaux, les Doms dérivaient lentement, en regardant la silhouette fantomatique de la ville. «C’est Allahabad», a dit Lil, à voix basse, comme si elle craignait qu’on ne l’entende jusque là-bas. Giribala serrait Ananta contre elle. Il n’y avait que le souffle un peu rauque de Nat, le garçon de Lil, et les renâclements de la vieille chèvre qui cherchait à brouter l’écorce du radeau.
Puis le soleil s’est levé à travers la brume, et les radeaux étaient en face de la ville.
Lentement, comme un faisceau de brindilles dans un tourbillon, les radeaux ont tourné sur eux-mêmes devant le rempart de la ville. Les femmes plongeaient les perches dans l’eau profonde, essayant de ramer pour diriger les radeaux vers l’autre rive. Chaque fois que les perches remontaient en vibrant, elles poussaient un long cri, «Eiiié!..». Penchée à la poupe du radeau, Giribala ramait elle aussi, avec un bout de planche, et elle aussi criait, chantait, et à côté d’elle Ananta et Nat, calés entre les ballots de linge, riaient en croyant que c’était un jeu. Même la vieille chèvre semblait prise d’une agitation inhabituelle, elle tirait sur sa longe et secouait sa tête en bêlant.
Sur le radeau des femmes, le vieux Singh, malgré sa blessure à la hanche, maniait aussi la perche. Les embarcations hérissées de bouts de bois devaient ressembler de loin à deux insectes en train de se débattre au milieu d’une mer de boue.
Le courant des deux fleuves géants tournait, emportait les esquifs au loin, les séparait, puis au bout d’une longue courbe les ramenait bord contre bord. Enfin ils sont entrés dans une bonace, à l’intérieur de la courbe, en face de la ville d’Allahabad. Pour la première fois depuis des jours, des mois, Giribala a senti la paix en elle-même, comme si elle était réellement arrivée au but de son voyage, où il n’y avait plus l’odeur de la mort et des incendies, où elle pourrait vivre en liberté, avec Ananta.