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23 juin

La déesse froide s’est installée à Palissades. C’est une vague, qui vient de l’autre bout du monde, et que rien n’arrêtera. Dans la Quarantaine, les passagers de l’Ava se sont refermés, recroquevillés, comme pour l’arrivée de la tempête. Mais moi, quand vient la nuit, je passe de l’autre côté, à travers le bois de filaos. J’ai appris à bouger comme un sauvage, sans bruit, pieds nus dans les laves et les buissons d’épines. Le bruit du vent dans les filaos me donne le frisson, c’est un rituel. J’aime aussi entendre la rumeur générale de la mer qui ronge l’île par tous les bords. Il me semble que la vibration est en moi, à l’intérieur de mes viscères.

Quand je suis au sommet de l’escarpement, je regarde les lumières de Palissades. Maintenant la mort a frappé à coups répétés, et les brasiers brûlent tout le long de la baie, depuis les rochers près de la digue, jusqu’à la pointe des parias. L’odeur des bûchers monte jusqu’à moi, une odeur âcre et douce à la fois, mêlée au goût acide de l’huile que les servants jettent sur les flammes pour les ranimer.

De là où je suis, au-dessus de la ville des coolies, je n’entends pas une parole, pas une plainte. Seulement la rumeur de la mer, le bruit du vent dans les aiguilles des filaos.

Puis la lune se lève dans le ciel très clair. Elle est gonflée, très belle. Le vent a lavé le ciel, ouvert une baie plus grande que la mer qui nous entoure. La lumière de la lune éclaire l’île, scintille sur les vagues. Je vois chaque détail, chaque rocher de la baie, chaque maison. Des silhouettes circulent entre les bûchers, le long des allées de la ville. Peut-être que Suryavati et Ananta sont parmi ces silhouettes vêtues de goni, portant les flacons d’huile, ou bien repoussant les tisons avec leurs longs bâtons. Il n’y a que quelques jours qui nous séparent de notre arrivée sur l’île, et pourtant il me semble que j’ai vu cette scène depuis toujours. Je n’ai plus peur de la mort. Suryavati m’a montré la direction du sud, où réside Yama, le seigneur des morts.

Je n’ai pas oublié quand elle a prononcé son nom. Elle a pris sur le bûcher un peu de cendre qu’elle a mélangée avec sa salive et la poussière noire, et lentement elle a marqué mon visage, et j’ai senti comme un feu à l’intérieur de mon corps. Sa voix était très douce, pareille à la caresse de ses doigts sur mon front, sur mes joues, sur mes paupières. «Yama est fils du soleil, il attend sa sœur, la rivière Yamuna. Quand elle vient, elle allume un grand feu, et avec la cendre elle marque le front de son frère, comme j’ai fait, pour que leur amour ne finisse jamais.»

Alors je descends vers Palissades. Par endroits, les anciens terrassements qui ont donné son nom à la baie sont encore intacts, les grands troncs couchés en quinconce, et le bruit que je fais en sautant déclenche les cris des chiens. Puis ils se taisent quand j’arrive au rivage. J’ai changé mon odeur, ils ne me haïssent plus.

La plupart des bûchers sont sur la plage. Il n’y a que le bruit de la mer, le crépitement des flammes. La mer est gonflée comme le ciel, pleine de la lune. Je suis dans un autre monde, où la peur est absente, où brille la lumière chaude des brasiers, l’odeur douce du santal et de l’huile. J’avance vers les flammes qui dansent et tout à coup je me souviens. C’est Jacques qui a imaginé cela, il y a longtemps. Un soir, sur la plage, à Belle-Île, c’est le dernier été où nous sommes allés en vacances avec notre père. Jacques m’avait réveillé dans la nuit, il avait un air mystérieux. «Viens, je vais te montrer.» Il y avait sur la plage un petit estuaire noir, de la vase. C’était la même nuit claire, le vent doux, le bruissement de la mer. Jacques s’est penché sur l’eau, il a allumé une bougie et il l’a forcée dans le goulot d’une bouteille lestée. Il a mis d’autres lumières, dans des bateaux de feuilles, dans des boîtes. Je regardais les lumières qui glissaient lentement sur l’estuaire, qui se perdaient dans le noir, englouties par l’eau. Un instant, j’ai eu envie de retourner à la Quarantaine, de le réveiller, de réveiller Suzanne aussi, pour qu’ils soient avec moi ici, devant les bûchers. Pour qu’ils n’aient plus rien à craindre.

Mais je n’ai pas le temps. Je suis attiré par les flammes. J’avance au milieu des bûchers. Je croise les servants, des parias vêtus seulement d’un pagne noir, la tête enveloppée de haillons. Personne ne semble me voir. Sur la plage les bûchers font un mur de chaleur, le vent fait tourbillonner des gerbes d’étincelles et rabat sur moi la fumée âcre. Je cherche Suryavati, je marche fébrilement jusqu’au promontoire où je l’ai attendue il y a deux nuits. Mais il n’y a que les parias, des hommes maigres au regard fiévreux, les Doms, les serviteurs des bûchers. Ils s’affairent, ils poussent les braises vers le centre des foyers, ou ils fouillent dans les décombres avec de longues branches calcinées. De temps à autre ils examinent les cendres, dans l’espoir de trouver quelque chose de valeur, une monnaie, un bijou oublié. Ils sont pareils à des vautours. Mais Suryavati et Ananta ne sont pas parmi eux.

À l’écart, dans l’ombre, il y a des femmes enveloppées dans leurs châles rouges, quelques hommes. Ils regardent sans parler, sans pleurer.

Je pense au bûcher de Gabriel, où Nicolas et M. Tournois ont disparu. Nous aussi nous sommes des fossoyeurs. Je voudrais que Jacques soit ici, je voudrais qu’ils viennent tous, Julius Véran, Bartoli, avec leurs grands airs, pour triturer les braises et jeter de l’huile sur le feu, qu’ils respirent la fumée, qu’ils entendent le ronflement des flammes qui consument les corps.

À mon tour, je me suis accroupi auprès d’un bûcher qui s’effondre. Armé d’une longue branche, je tisonne les braises, je fais jaillir les tourbillons d’étincelles. Personne ne prend garde à moi. Je suis pareil à eux, avec mes habits déchirés et les pieds nus, mes cheveux gris de cendre, ma figure et mes bras noircis par la suie. Je suis pareil à un Dom, je suis un serviteur des bûchers. Comment est-ce que je pourrais retourner là-bas, à la Quarantaine, après ce que j’ai vu? Est-ce que Suzanne pourra voir en moi autre chose qu’un de ces vautours qui portent sur eux la marque de la mort?

Je reste longtemps assis sur la plage, devant le bûcher qui s’éteint peu à peu. Par instants les rafales de vent passent, allument des taches rouges dans les cendres. Je sens l’odeur de la mer.

Un peu avant l’aube, des silhouettes marchent lentement le long du rivage, passent devant moi. Je reconnais Shaik Hussein et Ramasawmy. Ils avancent lentement, pareils à des silhouettes fantomatiques, leurs longues cannes à la main. Le sirdar s’arrête pour parler aux hommes et aux femmes qui sont à l’écart. Il dit des mots de consolation ou peut-être murmure-t-il une prière, puis il se relève et continue son chemin. Tout est silencieux, on n’entend que le bruit du vent dans le bois de filaos, au-dessus de la ville, et la rumeur de la mer sur les récifs.

Quand le jour se lève, Surya vient, accompagnée du jeune berger Choto. Surya porte un sac de vacoa plein de nourriture pour les servants des bûchers, et Choto une marmite de thé. Je suis engourdi par la fatigue, j’ai les cheveux et les sourcils brûlés par les flammes. Quand Surya arrive devant moi, elle s’arrête et me regarde sans rien dire. Son visage n’exprime aucune surprise. Elle me tend l’assiette de riz et le pain frit. Le jeune garçon verse pour moi du thé dans un verre. Ils attendent en silence que j’aie fini de manger et de boire, puis Choto reprend l’assiette et le verre sales. La lumière de l’aube éclaire son visage, ses yeux sont immenses, intenses. Pour lui qui ne peut pas entendre, et pour Surya, je fais le signe de ce qui est bon, la main droite ouverte, à la hauteur de ma poitrine et tendue en avant. Je les regarde s’éloigner lentement, vers un autre servant. Il y a en moi quelque chose qui m’éclaire. Les premiers oiseaux commencent à criailler dans les rochers, les tristes gasses frôlent la mer ensemble, dans la direction du Diamant. Je n’ai aucun besoin de partir, il me semble que ce matin devrait durer toujours. Je suis couché dans le sable noir, j’écoute les bruits des bûchers qui se refroidissent.