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C’est ici qu’Ananta

C’est ici qu’Ananta a vu la première fois les femmes danser. C’était étrange, parce que la guerre était encore proche, les murailles de la ville ébréchées par les obus, les vieilles maisons à demi calcinées, et partout les nuées de mouches et les vautours. Les Anglais étaient en face, ils avaient construit leur camp de l’autre côté de la Yamuna, leurs canons dirigés vers la ville.

La plage où les radeaux avaient échoué était face à l’estuaire, loin du courant des deux fleuves, une grande baie envahie par l’eau immobile où poussaient des roseaux. Là, les réfugiés venus de tous les coins de l’Oudh s’étaient installés tant bien que mal, depuis des mois. Depuis la chute de Nana Sahib, depuis que les soldats anglais de lord Canning avaient établi ici leur camp retranché pour se lancer à la reconquête de Delhi et des provinces du Nord, c’était une ville de femmes et d’enfants, décimée par la famine et la maladie, une ville de huttes de branches et de boue qu’il fallait reconstruire après chaque pluie.

Sur la plage, un soir, les Doms ont construit un feu. Le vieux Singh a pris sa flûte, les femmes ont fabriqué des tambours d’eau avec des calebasses flottant dans des baquets, et la musique a commencé, lentement d’abord, puis sur un rythme de plus en plus rapide. Les gens sortaient de leurs huttes, arrivaient au milieu des roseaux, attirés par la musique. Des enfants sales comme des araignées, aux membres maigres, aux ventres dilatés. Des femmes drapées dans leurs saris, les cheveux emmêlés, les yeux hagards. Quelques hommes aussi, des laboureurs des environs, des fugitifs du Nord qui craignaient les représailles des fidèles d’Ali Naqui Khan.

Blottie contre sa mère, Ananta regardait de tous ses yeux, en retenant son souffle. Devant la haute flamme, les femmes dansaient au rythme des tambours et de la flûte, en martelant la terre durcie de la plante de leurs pieds, en faisant résonner leurs bracelets et leurs lourds colliers de cuivre. Elles avaient revêtu leurs saris neufs, couleur d’eau, couleur de turquoise, et elles portaient sur leurs cheveux noirs huilés les grands châles couleur de feu.

Puis Lil a commencé à danser seule, tandis que les autres femmes assises autour d’elle frappaient dans leurs mains, au même rythme que les tambours d’eau.

Alors Giribala a montré à Ananta comment on danse avec les mains, le signe du Seigneur Krishna, les deux mains en face de la bouche, les doigts dressés, comme celui qui joue de la flûte. Elle lui a montré tous les gestes qu’elle savait, le signe de l’oiseau Garuda, mains ouvertes comme des ailes, le signe de la roue, les deux paumes tournant l’une contre l’autre, le signe d’alapallava, la fleur de lotus, main ouverte devant la poitrine, le signe du bonheur, la main devant le front, l’amour et le cœur palpitant de l’oiseau, les deux mains ouvertes, attachées par les pouces, doigts qui tremblent.

L’enfant était émerveillée. Pour la première fois, elle a dansé devant sa mère, encore maladroite sur ses petites jambes, drapée dans un long tissu, ses poignets alourdis des bracelets de cuivre. Ce jour-là, Lil a donné à Ananta son bracelet de cinq perles de verre, portant la médaille de Yelamma la déesse de la danse, qu’elle avait reçu quand elle avait six ans. Pour sa mère et pour Lil, Ananta a dansé longtemps, martelant de ses pieds nus la terre sèche, dans l’odeur enivrante de la fumée de santal, et Giribala en la voyant pouvait oublier la peur, la guerre, la poitrine ensanglantée de l’ayah où elle avait trouvé l’enfant, et sa fuite à travers les champs jusqu’au fleuve où elle avait inventé le nom d’Ananta.

Cette nuit-là a été très longue, devant le feu qui brûlait sur la plage, à écouter le rythme des petits tambours d’eau, avec tous ces gens qui bougeaient au milieu des roseaux. Quand Ananta est tombée de fatigue, Giribala l’a couchée sur les ballots, avec le fils de Lil. Toute la nuit les femmes ont continué à danser, et Lil a raconté ensuite pour les gens assemblés l’histoire de la belle Lakshmibay qui était morte pour défendre sa ville contre l’ennemi, il y avait deux mois. Elle a mimé le combat contre les Anglais, sur son cheval, à coups de sabre, entourée de ses deux amies de cœur, Mandra et Kashi. Puis Mandra est tombée la première, frappée d’une balle en plein cœur, et la reine ne voulait pas l’abandonner. D’un coup de sabre elle a tranché la tête de l’Anglais et elle s’est enfuie avec Kashi jusqu’à la rivière. Une deuxième balle a fait tomber Kashi. Alors Lakshmibay est devenue folle de douleur, devant la rivière elle a fait tourner et tourner son cheval, et devant la foule qui regardait, Lil, les bras écartés, tournait sur elle-même jusqu’à tomber par terre, comme Lakshmibay, transpercée par les baïonnettes ennemies.

À Bénarès, les Doms sont restés durant toute la saison des pluies. L’eau du fleuve était noire et roulait en tourbillons, charriant des troncs arrachés aux rives. La navigation était impossible. Alors le fleuve n’était plus doux, il portait le nom d’Hara-sakara, la Crête de Shiva le Destructeur. Les plaines étaient inondées, les récoltes perdues, et à cause de la famine, on disait qu’il y avait des pirates sur le fleuve, d’anciens rebelles qui pillaient les villages et violaient les femmes.

La violence est arrivée jusqu’aux marches de la ville. Un matin, Giribala a été réveillée par une clameur qui montait du centre de la ville, qui augmentait comme un orage. Elle se souvenait de ce qui était arrivé à Cawnpore, la clameur des sepoys qui enflait dans les champs, qui encerclait la ville, et son cœur s’est mis à battre trop fort.

C’étaient des jeunes gens qui, par défi, avaient revêtu les couleurs des partisans de Bahadur Shah, et qui fuyaient à travers la ville, poursuivis par la brigade à cheval des Anglais. Le long de la rive, de jeunes garçons couraient, se cachaient dans les cours des maisons, dans les temples. Giribala restait figée sur place, serrant contre elle Ananta qui tremblait de peur. Elle répétait: «Il n’y a rien, n’aie pas peur.» Elle lui disait doucement son nom: «Ananta.»

Le calme est revenu. Mais le soir même, les Anglais ont fait ériger une longue potence au bord du fleuve, près des Ghats, et ils ont pendu une dizaine des garçons capturés par les sikhs. Certains étaient encore des enfants. Ils portaient sur leurs vêtements, comme une cocarde, les couleurs des rebelles, le bleu et le rouge de Bahadur, et le vert et l’or de Jhangsi et de Gwalior, de la reine Lakshmibay.

Lil et certaines des femmes voulaient monter dans les radeaux et s’en aller, mais le vieux Singh n’était pas de cet avis. Il a dit qu’à Bénarès, sur les marches des temples, ils étaient à l’abri.

Les radeaux des Doms étaient amarrés aux marches des Ghats. La nuit, les femmes s’occupaient des bûchers, moyennant quelques annas, ou un peu de nourriture. Elles achetaient aux paysans des bûchettes de cognassier, des cristaux de résine. Elles nettoyaient, balayaient, préparaient les bûchers, elles s’occupaient aussi des morts, les habillaient, les oignaient de parfums et les saupoudraient de santal. Depuis des mois, Giribala vivait au contact des morts. Accompagnée de Lil, d’Anala la mégère (qu’on appelait aussi lia, en souvenir du roi Kardama changé en femme, parce qu’elle était grande et sèche, sa lèvre supérieure ornée d’une moustache), Giribala, vêtue d’une robe teintée de noir à l’æthiops, parcourait les marches des Ghats à la recherche des mourants. Il fallait négocier un accord avec la famille, puis emporter le cadavre déjà raidi, le laver dans l’eau du fleuve, l’arroser de beurre clarifié, attacher à ses membres les petits fagots de bois de santal. En haut des marches, au crépuscule, les bûchers étaient allumés, répandaient au-dessus de la ville un nuage de fumée âcre qui faisait fuir les mouches.