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Il y avait eu beaucoup de morts, cet hiver, à cause de la guerre, des épidémies et de la famine. Ils arrivaient par chariots ou bien sur de larges barges conduites par des nautoniers noirs dont les gens avaient peur. Des hommes sauvages, a raconté Lil, qui vivent dans les montagnes. Ils n’ont pas de religion, ils ne connaissent pas le sel. Ils mangent les singes, les perroquets, même les serpents.

Ananta accompagnait parfois Giribala jusqu’aux marches des temples. Au début, elle avait peur, elle restait à demi cachée, regardant sa mère et les femmes doms qui préparaient les morts, leurs cheveux défaits, leur visage enduit de cendre. Puis elle s’était enhardie. Les morts ne bougeaient pas. Ils ne disaient rien, ils ne pouvaient pas faire de mal. Ils étaient de grandes poupées desséchées, aux yeux noircis, aux lèvres bleues. Seules leurs dents brillaient quand on les lavait dans l’eau du fleuve.

Elle s’était même habituée à l’odeur âcre, quand les flammes commençaient à lécher leur peau enduite de beurre, embrasait les boules de poix sous leurs aisselles.

Les bûchers brûlaient une grande partie de la nuit, tandis que les femmes s’activaient, balayaient, jetaient de l’eau sur les braises, ou bien ajoutaient des branches. Quand le brasier déclinait, c’était le moment qu’Ananta préférait. Giribala se couchait par terre, près des braises, et la petite fille se blottissait contre elle, enfouissait sa tête sous le grand châle, comme elle avait fait la première fois que sa mère l’avait arrachée à la mort, pour sentir la chaleur et l’odeur de son corps. Mais elle ne dormait pas. Elle attendait que l’aube vienne, pour la délivrer de sa peur. Elle écoutait le souffle de sa mère endormie, les craquements des braises qui se refroidissaient. C’était comme jadis, les bruits des bêtes qui rôdaient autour de la muraille, à Cawnpore, le bruit lent des assassins qui creusaient le mur de boue, quand elle cherchait la poitrine de l’ayah. Alors elle se serrait contre Giribala, si fort qu’elle la réveillait. «Qu’est-ce que tu as? Qu’est-ce que tu veux?» Elle serrait la mâchoire pour ne pas crier, ne pas pleurer.

Le jour se levait enfin, à travers la brume, et elle voyait les silhouettes des temples pareilles à des géants debout devant le fleuve. Elle pouvait enfin s’endormir. Quand elle se réveillait elle était sur la rive, devant les radeaux amarrés, il faisait soleil.

À la fin de cette saison des pluies, les Doms avaient amassé suffisamment d’argent. Ils seraient peut-être restés encore à Bénarès, mais un certain jour, un homme est venu, envoyé par un prêtre des bûchers. Il avait regardé les danses des femmes, il savait qu’elles étaient des gitanes, des Chammar, des femmes sans mari. Mais au milieu des femmes il avait remarqué la petite fille aux yeux clairs, aux cheveux couleur de cuivre, qui portait autour du cou le collier de la déesse Yelamma. Il en avait parlé, et il venait porteur d’un message pour les Doms: le prêtre voulait acheter l’enfant aux yeux clairs et l’envoyer à Muttra, sur le fleuve Yamuna, pour qu’on lui enseigne la danse. Elle ne manquerait de rien, elle serait l’épouse de Hari, elle serait Radha au teint de nacre. Il a proposé aux Doms une somme d’argent, et pour la mère, des coupons de tissu qu’il avait reçus des Anglais.

Giribala a serré Ananta contre elle. Elle tremblait de colère et de peur. «Mais ce n’est qu’une enfant!» L’envoyé du prêtre souriait tranquillement. «Justement. Elle est en âge d’apprendre.» Il a montré le collier: «Elle appartient déjà à Mahi.» Il est retourné au temple pour attendre la réponse.

Giribala n’a rien dit. Mais elle a réuni ses affaires, et elle est montée dans le radeau avec Ananta. Elle a empoigné la grande perche, décidée à s’en servir si on l’empêchait de partir.

Les Doms l’ont suivie. Lil et son fils sont montés sur son radeau. Puis les autres femmes ont embarqué sur le deuxième radeau. Le vieux Singh a dit seulement: «De toute façon, il fallait bien partir un jour ou l’autre.» Mais il a appuyé rageusement sur la perche, et les deux radeaux ont quitté la rive et sont entrés à nouveau dans le courant du fleuve.

24 juin

Je n’ai su le jour que grâce à l’anniversaire de Suzanne. C’était aujourd’hui. Elle-même l’avait oublié. Mais Jacques a voulu fêter cela. Il avait tout préparé en secret, allant très tôt jusqu’aux abords de Palissades, où il avait négocié avec un laboureur l’achat d’une belle papaye et de quelques œufs de poule.

Julius Véran s’était moqué doucement de lui: «Des œufs! Je ne savais plus très bien à quoi ça ressemblait!»

Pour ma part, ne sachant pas quoi lui offrir, je lui ai apporté un morceau de corail que j’ai cassé au fond du lagon, enveloppé dans une feuille de platanille, fraîche et humide comme un mouchoir parfumé. C’est Surya qui m’a montré comment dérouler la feuille du cœur de la plante, sans l’abîmer, pour faire un pansement.

Dans la pièce sombre, Suzanne était couchée, les yeux grands ouverts. Depuis hier soir, la fièvre a repris. Son visage est congestionné, ses bras et ses jambes sont raidis par l’ankylose. Quand elle a vu les cadeaux, ses yeux se sont éclairés.

«Merci, merci beaucoup.» Elle a admiré les œufs de poule et la papaye, elle a regardé le corail d’une belle couleur mauve, vénéneuse.

«C’est une bien belle fleur, a-t-elle murmuré.

— Oui, mais toi ne dois pas y toucher, elle te brûlerait.» J’ai posé le corail sur une pierre plate. La lumière du matin l’éclairait d’une teinte presque bleue, comme si l’eau du lagon l’avait imprégné.

Passé le moment d’euphorie de l’anniversaire, Jacques était redevenu soucieux. Suzanne était tremblante, agitée. Elle voulait se lever. Elle a dit: «J’ai soif, j’ai tellement soif.»

Et comme Jacques lui tendait un quart, elle s’est reculée avec un frisson de dégoût: «Non, pas cette eau horrible de la citerne.»

J’ai dit: «Je vais te chercher de l’eau fraîche. Je sais où se trouve la source.» Jacques a voulu venir avec moi. J’ai dit, par provocation: «Tu es sûr? C’est de l’autre côté du volcan.» Il hésitait.

J’ai senti la colère me prendre.

«Tu ne vas pas la laisser comme ça, juste pour leur faire plaisir?»

Fébrilement, j’ai cherché des récipients, des seaux. Jacques s’est décidé: «Bon, je viens avec toi.»

Nous avons marché rapidement à travers les broussailles, jusqu’au cimetière. Puis escaladé le versant nord du cratère. Jacques avait du mal à me suivre, encombré par ses seaux. J’entendais son souffle d’asthmatique derrière moi. Mais je n’avais pas pitié de lui. Le soleil brûlait, la lèvre noire du volcan dressait sa paroi au-dessus de nous. Il n’y avait aucun bruit, seulement le froissement du vent dans les laves. Il me semblait que je connaissais chaque rocher, chaque crevasse, chaque buisson d’épines. Comme si j’avais marché dans ce paysage depuis des années et des années, sans jamais m’arrêter.

Silencieusement nous nous glissions entre les roches. Comme des voleurs, je n’ai pu m’empêcher d’y penser, comme si nous allions dérober l’eau interdite, à Palissades.