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De qui nous cachions-nous? De l’autocrate Véran et de son acolyte, installés dans les ruines du phare, armés de leur lunette d’approche, de leur revolver d’ordonnance et de leur pseudo-héliotrope? Ou bien du sirdar et de l’arkottie qui arpentent le rivage, leur bâton à la main, le sifflet à roulette attaché autour du cou comme une amulette? Quelques jours de Quarantaine, et nous étions devenus fous, tremblant pour un peu d’eau fraîche, pour un peu de riz, guettant sur autrui les symptômes mortifères, les taches sur les joues et les ecchymoses, les lèvres qui saignent, les yeux éclairés par la fièvre. Seuls restaient normaux les parias, autour de la maison de Suryavati, les servants des bûchers, vêtus de leurs haillons noirs qui rôdent la nuit, pareils à des apparitions fantomatiques n’appartenant à aucun monde.

«Regarde.»

J’ai montré à Jacques le secret de l’eau qui jaillit entre les basaltes, sous le couvert des plantes margozes, des lianes, des hibiscus. Un grand datura aux cloches roses pousse au-dessus du ravin, remplit l’eau de son ombre. L’endroit est si beau que nous nous sommes arrêtés un moment, sans oser approcher. Au fond du ravin — plutôt une crevasse dans la lave du volcan — on ne voit pas la mer, ni la ville de Palissades, rien que le ciel d’un bleu sombre. Un instant il me semble que je suis à Anna, ce que me racontait Jacques, cette ravine noire où les enfants se baignaient dans l’eau froide, le matin.

Jacques lui aussi doit penser à Anna. À genoux devant la source, il a enlevé ses lunettes, il a passé longuement ses mains mouillées sur son visage, il a lissé ses cheveux. Ensuite nous avons bu ensemble, penchés sur l’eau comme des animaux. L’eau était douce et froide, très calme dans notre gorge.

Quand les seaux ont été pleins, nous avons escaladé le ravin pour retourner vers la Quarantaine. C’est à ce moment-là que j’ai aperçu la silhouette de Suryavati, en bas du torrent, à l’ombre des veloutiers. Elle était immobile, le visage caché par son grand foulard rouge. Elle attendait, comme si elle voulait me demander quelque chose. J’ai déposé les seaux d’eau pour courir vers elle, mais Jacques m’a empêché. Il a crié: «Léon!» d’une voix irritée, inquiète, qui m’a arrêté. Il a dit encore: «Léon! Suzanne nous attend, dépêchons-nous!» Et l’instant d’après, Surya avait disparu.

Jacques et moi n’avons jamais parlé de Suryavati, mais je sais qu’il la connaît. Il doit savoir aussi qu’elle est la fille d’Ananta, de cette femme mystérieuse qui règne sur l’autre côté de l’île, sur la ville des parias. Suzanne m’a dit un jour, en plaisantant, «ta danseuse». C’est comme cela qu’elle l’appelle, mais moi j’aime bien ce nom. Je trouve qu’il va bien à Surya, c’est un nom léger comme elle, joli comme elle. Le vieux Mari a dû parler d’elle et de sa mère, et des maisons des parias où je vais passer la nuit.

De quoi, de qui ont-ils peur? Jacques marche vite à travers les broussailles, maladroitement, en butant sur les cailloux et en renversant la moitié de l’eau. À la baie des tombes, je le retrouve assis dans le cimetière, un seau posé de chaque côté. Il a l’air épuisé. Avec sa barbe mal taillée, ses cheveux trop longs collés sur son cou, sa chemise déchirée et ses souliers gris de poussière, il ressemble à Robinson sur son île.

«Ça ne va pas?

— Si, si, ça va bien. Je me repose un peu.»

Je me souviens de sa première crise, l’hiver 81, à Paris, quand notre père est tombé malade, et que nous sommes allés habiter chez l’oncle William. Jacques étouffait, dans la nuit le bruit de sa respiration qui sifflait m’avait réveillé. La vieille Marie, la bonne de l’oncle, l’avait enveloppé dans une couverture, elle lui faisait respirer des remèdes de sorcière, de la casse puante, du basilic, qu’elle avait rapportés de Maurice, elle lui frictionnait le dos. Et lui, très pâle, la bouche ouverte comme un poisson qui s’étouffait. J’avais très peur, je m’en souviens, plus tard c’est lui qui me le racontait, il avait eu envie de rire parce que je disais: «Je ne veux pas qu’il mourre. Je ne veux pas qu’il mourre.» Je me suis assis à côté de lui sur une tombe. Devant nous il y avait la mer bleu sombre, les vagues qui s’affalaient sans bruit sur la barrière de varech au fond de la baie. Une odeur puissante, enivrante.

«Il faut que tu viennes avec moi à Palissades. Ils ont besoin de toi. Tu es le seul médecin, il y a beaucoup de malades, ils n’ont pas de médicaments, ils n’ont rien.»

Il n’a pas répondu tout de suite. Il a essuyé machinalement ses verres avec son mouchoir crasseux, sans prendre garde au verre cassé par les émeutiers de l’autre jour. «Oui, je suppose que je devrais y aller.» Il s’est levé, il a repris les seaux, il a continué à marcher vers la Quarantaine.

Quand Suzanne a vu l’eau, elle s’est mise à genoux, elle a plongé ses mains dans un seau et elle a lavé soigneusement son visage, derrière ses oreilles, par l’échancrure de sa robe sur sa poitrine et sous ses bras. Elle était pâle, amaigrie. Jacques a raconté:

«C’est une source. Les Indiens ont une source, à côté de Palissades. Il faudra que tu viennes, dès que tu seras remise, Léon te montrera.

— Où est-ce? Est-ce que c’est loin? Je voudrais y aller tout de suite.»

Elle était secouée de frissons. Jacques l’a obligée à retourner se coucher. Il avait des gestes très doux. Il lui parlait comme à une enfant:

«Pas tout de suite, ma chérie. C’est trop loin, il y a trop de soleil.

— Je t’en prie. J’en ai tellement besoin, tu ne peux pas savoir. J’ai comme du feu à l’intérieur. Je t’assure, je peux marcher, emmène-moi là-bas.» Elle avait des larmes dans les yeux. Je ne pouvais pas supporter sa voix suppliante, ses larmes. Je regardais ailleurs, du côté de la porte.

«Je vais t’apporter encore un seau si tu veux.»

Elle s’est mise à sangloter.

«Non, je ne veux pas. Ce que je veux, c’est aller là-bas, voir la source. J’en mourrai si je n’y vais pas.»

Elle s’accrochait à Jacques, à ses vêtements, comme si elle tombait en arrière. Jacques lui a donné à boire de la quinine, il a mis un linge mouillé sur son front. Elle grelottait. Puis elle s’est laissée aller sur sa couche, elle a fermé les yeux. Jacques s’est assis à côté d’elle, son linge mouillé à la main. Il semblait très fatigué.

«Quand est-ce qu’ils vont venir nous chercher?» Je l’ai entendu murmurer, et en même temps, il a dit la réponse: «Jamais!» Sa voix était étouffée, sans colère. Puis il m’a fait signe de ne plus parler. Suzanne s’était endormie. Il avait mêlé du laudanum à la poudre de quinine, pour calmer l’angoisse de la montée de la fièvre.

Je suis sorti sans bruit. Dehors le soleil éclairait les façades noires des bâtiments de la Quarantaine, face à l’îlot Gabriel, pareils à d’anciennes tours de guet.

Le soleil a décliné, le ciel s’est peu à peu couvert de nuages. Je suis à l’avant de la plate qui traverse le lagon gonflé par la marée. Jacques et Julius Véran occupent les bancs, et le vieux Mari pousse la perche lentement. Son visage mangé par la variole n’exprime rien, son regard laiteux est tourné vers le ciel, comme celui d’un aveugle. Il mâche interminablement la chique de bétel qui ensanglante ses gencives. Jamais on ne le voit manger ni boire. Peut-être qu’il ne vit que de la noix d’arec enveloppée dans sa feuille vert sombre, le seul trésor qu’il cache dans sa petite valise cabossée qu’il emmène partout avec lui, et qui lui donne un air drolatique de voyageur de commerce naufragé. Julius Véran dit qu’il organise les débarquements clandestins de marchandises, sur Gabriel, le bétel, le ganjah et l’eau-de-vie que les pêcheurs mauriciens lui livrent la nuit, et qu’il revend au détail.