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Debout à l’arrière de la plate, un pied posé sur le bord, le vieux passeur pousse sur la perche d’un long effort qui projette l’étrave en avant, un peu de travers, au ras des coraux. Je ne suis plus retourné sur l’îlot depuis le jour où j’ai découvert les restes du bûcher où ont été brûlés Nicolas et M. Tournois. Quand j’ai demandé à Jacques la permission de l’accompagner, Julius Véran a d’abord refusé, disant que Gabriel doit rester réservé aux incurables et à ceux qui les soignent. Jacques a haussé les épaules et m’a dit de venir. Il a précisé: «Tu ne dois pas entrer dans le camp, c’est beaucoup trop dangereux.»

La barque glisse lentement sur l’eau bleu et gris, transparente. Penché à l’avant, je regarde passer les coraux, pareils à des nuages. Cela semble très long, comme si l’on changeait de monde.

J’ai du mal à reconnaître l’îlot. Rien n’a vraiment changé, et pourtant, il y a quelque chose de différent, que je ne peux pas comprendre. Peut-être à cause du sentier que les coolies ont nettoyé, vers les citernes. Quand nous arrivons en vue des cabanes, un Indien vient à notre rencontre. C’est un des hommes que j’ai pris naguère pour l’arkottie de Shaik Hussein, un homme sans âge, maigre, vêtu seulement d’un langouti noué comme un pagne. Il est noir, la tête rasée, son front est marqué d’une large tache de peinture ocre. Seule note moderne, il porte des lunettes d’acier aux verres ronds, qui donnent à ses yeux un regard aiguisé de vieil oiseau. C’est Ramasawmy.

Jacques lui parle d’abord en créole: «Ki ou fer?» et le vieil homme lui répond dans un anglais impeccable. Jacques et Véran s’approchent du camp. Au nord de la cabane, à l’abri des arbustes et des rochers, on a dressé une sorte de tente en toile cirée, qui forme un auvent. Il fait si chaud dans la journée, explique Ramasawmy, que les malades déplacent leurs grabats à l’ombre de la tente, pour respirer un peu d’air.

Malgré l’interdiction, je passe devant le gardien, j’entre sous l’abri. Le gardien est indifférent. Il est occupé à faire chauffer de l’eau dans une marmite noire en équilibre sur trois pierres. Sous la tente, il y a une dizaine de corps étendus, hommes et femmes. Certains sont appuyés sur un coude et regardent devant eux. D’autres sont entièrement enveloppés dans des draps tachés, comme des suaires. Je vois les visages gonflés, les lèvres noircies, les hématomes. Il y a une odeur terrible, que le vent apporte par bouffées, une odeur de mort.

Tous sont indiens. Quand j’entre dans la maison, dans l’ombre de l’auvent, pendant quelques secondes je suis aveugle. Puis j’entends le souffle lent de John. Je le reconnais bien, c’est le même bruit que j’écoutais, la nuit, à la Quarantaine, avant qu’il ne s’en aille. J’avance à l’intérieur de la hutte, mais tout à coup résonne derrière moi la voix odieuse du Véran de Véreux. Il crie: «Halte! N’allez pas plus loin!» Je continue. Dans la pénombre suffocante, les draps forment deux taches fantomatiques.

Ils sont là tous les deux, côte à côte. John Metcalfe étendu sur la terre, son visage pareil à un masque, son regard brillant d’une flamme étrange, qui fait penser à la folie. Sa tête lourde est renversée en arrière, sa bouche gonflée aspire l’air lentement, avec un bruit de déchirure. Sur son front, sur sa poitrine, sur ses mains, la peau est arrachée par plaques. Contre le mur, derrière John, j’aperçois Sarah. Son visage aussi est figé, ses yeux entrouverts ne brillent pas. Elle ne bouge pas. Un instant, j’ai cru qu’elle était morte. Puis je vois sa poitrine se soulever, dans une sorte de soupir. Elle n’est pas malade. Elle est seulement absente.

Je recule lentement. Je sens un vertige, je crois tomber. C’est Jacques qui me retient, qui m’entraîne au-dehors. Il m’aide à m’asseoir sur une pierre. J’ai le dos calé contre un des montants de la tente. «Ils vont mourir… Ils vont mourir…» C’est tout ce que j’arrive à dire. Julius Véran s’est approché. Je vois ses bottes poussiéreuses devant moi. Je le hais comme s’il était pour quelque chose dans ce qui arrive à John et Sarah. Comme si le mal venait de lui.

Jacques ne dit rien. Il m’entraîne vers la plage blanche où repose le nez de la plate. Le vieux Mari quitte l’abri des filaos pour me faire passer de l’autre côté. Je ressens un très grand dégoût, une nausée, de n’avoir pas eu le courage d’affronter la réalité. La barque avance sur le lagon d’un bleu éclatant, sous le va-et-vient irrité des pailles-en-queue.

Les maisons noires de la Quarantaine m’ont semblé encore plus vides, hostiles. Le soleil a surchauffé les murs de basalte, les buissons alentour sont desséchés, les vacoas, les aloès. Il n’y a pas une plante familière, pas une fleur, pas un arbuste à parfum. Seulement les feuilles grasses des batatrans, qui serrent et étouffent dans le genre d’animaux.

Je marchais vers les maisons et je pensais à la ville des coolies, aux huttes du quartier paria, de l’autre côté de la pointe, avec les chemins bien nettoyés, les jardins plantés de basilic, de patates, les cannes, les chouchous, les lalos et, au-dessus de la ville, la plantation de palmistes et de cocos. Il me semblait que c’était là-bas mon pays, et non dans ce lieu sauvage et abandonné, pareil au bivouac d’éternels naufragés.

Dans la baraque sombre, Suzanne attendait, le visage tourné vers la lumière de la porte. Elle m’a regardé comme si elle ne me reconnaissait pas. Elle a dit, d’une drôle de voix enrouée:

«Ils sont là? Ils sont venus?» Elle ne semblait même pas savoir très bien de qui elle parlait. Elle a répété, avec irritation: «Eh bien, réponds-moi! Est-ce qu’ils sont venus nous chercher? Jacques m’a dit que…»

Elle s’est interrompue. Elle avait une voix pâteuse, j’ai pensé à la poudre de laudanum. Elle a commencé une autre phrase: «Les Indiens ne sont pas nos serviteurs, ni nos esclaves.» Je ne comprenais pas ce qu’elle voulait dire.

Elle n’est pas différente de Jacques, de Bartoli, de Véran, elle n’attend que le retour du bateau, elle ne cesse pas d’y penser, c’est la seule chose qui compte pour elle, s’enfuir, se sauver. C’est cela qui brille dans son regard, une fièvre, une folie.

Comme je ne répondais toujours pas, elle s’est redressée, son cou maigre tendu de deux cordes, ses yeux brillants d’une sorte de haine dont je ne la croyais pas capable. Comme si je m’interposais entre elle et ceux qui devaient venir la chercher.

«Tu ne comprends pas, tu ne peux pas… toi, ça t’est égal, tu ne sais pas ce que ça veut dire, pour Jacques, être ici prisonnier, et ne rien pouvoir faire pour ceux qui souffrent autour de lui. Toi, tu ne penses qu’à cette fille, cette Indienne, tu nous trahis avec elle, tu trahis Jacques avec elle. Elle nous déteste, elle veut notre mort!» Elle s’est effondrée en larmes. Peut-être qu’elle a honte de ce qu’elle a dit. Elle s’est tournée vers le mur, je ne vois plus que la masse de ses cheveux emmêlés, salis par la fièvre. J’entends le bruit de sa respiration oppressée. Je n’ai pas su ce qu’il fallait faire. Je suis sorti doucement, à reculons. Au fur et à mesure, la silhouette de Suzanne s’effaçait dans la pénombre, juste une tache pâle contre le mur noir.

Le soleil brûlait sur les lames des vacoas, sur les rochers, sur la mer. Au loin nageaient les formes antédiluviennes des îles, l’île Ronde, l’île aux Serpents et Gabriel. J’avais un sentiment de solitude, de détresse, je ne pouvais plus rester dans les bâtiments de la Quarantaine. Je ne voulais plus penser à John et Sarah Metcalfe, ni aux corps enveloppés dans les draps, sous l’auvent. Je ne voulais plus rencontrer le regard trouble de Jacques derrière ses lunettes au verre brisé, ni voir son sempiternel bidon de Condys fluide. J’ai couru aussi vite que j’ai pu, le long du rivage, vers le cimetière abandonné. J’ai décidé d’aller jusqu’à la grotte.