Выбрать главу

J’aime le soir à la baie des Palissades. Quand le sifflet du sirdar annonce la fin de la journée, et que retentit l’appel à la prière, le ciel devient très jaune. Il y a un moment de grand calme, de bonheur presque. Alors je voudrais tout oublier. Je voudrais tant partager ce moment avec Jacques et Suzanne, comme lorsque nous étions ensemble sur la plage de Hastings, et que nous regardions la nuit tomber sur la mer. Je voudrais les arracher aux murs noirs de la Quarantaine, à l’îlot Gabriel, John et Sarah, et même Bartoli et l’affreux Véran. Pourquoi se sont-ils faits prisonniers? Pourquoi ont-ils inventé des lois, des interdits, qui les maintiennent éloignés de cette paix? Maintenant, je comprends bien que nous ne sommes retenus ici que par nous-mêmes. Les Anglais n’y sont pour rien. Les gesticulations de Véran, du haut de son promontoire, avec son héliotrope et sa lunette d’approche, n’ont rien changé, rien modifié. C’est notre propre peur qui nous retient sur ce rocher, qui nous isole. Chaque nouveau malade nous rejette en arrière, creuse encore un peu plus le bras de mer qui nous sépare de Maurice. En même temps, je ne peux pas oublier ce qu’ont fait les Oligarques, ceux du club de la Synarchie, quand ils ont créé ce camp pour y enfermer les immigrants. Julius Véran est devenu l’instrument de l’oncle Archambau, son émissaire. Peut-être que nous ne partirons jamais d’ici, que nous sommes condamnés à y vivre jusqu’à notre dernier jour, divisés par cette frontière factice, entre les patenôtres de l’un et les sifflets de l’autre. Si nous partions, que seraient Véran, Shaik Hussein? Des rien du tout, ce qu’ils étaient avant, un garde-chiourme des richards sucriers de Maurice et un passager parmi les autres à bord d’un vapeur des Messageries, un fruit sec, un aventurier raté, que chacun fuit.

Une fois franchies les broussailles au-dessus du vieux cimetière, et passé le chaos des basaltes sous la lèvre du volcan, tout à coup j’entre chez moi, dans mon pays rêvé, dans le monde de Suryavati. Il y a d’abord les fumées, les braseros où cuisent les galettes de dol et les marmites de riz, l’odeur du basilic et de la coriandre, et aussi le parfum du santal sur les bûchers. J’entends les voix, les cris des enfants, les aboiements des chiens, les bêlements des cabris dans les corrals. Je sais bien où est Surya. Un peu en retrait du sentier, au sud de l’escarpement du volcan, il y a notre caverne. De là, on peut voir sans être vu, on est hors de portée du regard du sirdar et de la lunette avec laquelle l’autocrate balaie sa frontière imaginaire.

C’est une caverne magique. C’est Surya qui me l’a dit, la première fois qu’elle m’en a parlé. Une crevasse ouverte dans les basaltes, défendue par une muraille de lantanas et de buissons épineux. Avant d’y pénétrer, Surya dépose des offrandes pour le Seigneur Yama, le maître de l’île, et pour sa sœur, la Yamuna. Dans une feuille, elle pose des gâteaux de riz et des galettes de dol, ou bien des morceaux de noix de coco qu’elle a frottés de piment, parce qu’elle dit qu’il faut toujours mêler le froid et le chaud, le doux et le piquant, pour que l’offrande soit bonne. Le Seigneur Yama vient de l’autre monde par la bouche du volcan. Chaque nuit, sa messagère légère passe comme un souffle, qui fait frissonner notre peau. Je l’ai sentie, la première fois, quand j’étais assis sous le bûcher, la nuit où Surya a peint mon visage avec la cendre des morts. Maintenant, je n’en ai plus peur.

Je m’assois avec Surya à l’entrée de la grotte, et nous regardons les fumées des bûchers qui montent contre le soleil. La mer est sombre, violacée, l’horizon tranche le ciel aveuglant.

Il y a toujours un peu de chauves-souris qui sortent de la grotte en se bousculant. Il me semble que je n’ai jamais été aussi heureux de voir des chauves-souris. J’aime le crépuscule ici, dans cette crevasse, à l’abri de la baie des Palissades. La main de Suryavati est forte et douce, je sens sa chaleur qui passe par ma main et entre dans tout mon corps.

Alors elle me raconte la naissance de sa mère, quand sa grand-mère l’a plongée dans l’eau de la rivière Yamuna pour la laver du sang des victimes de Cawnpore. Ce jour-là elle lui a donné son nom, elle l’a répété plusieurs fois, Ananta, Ananta, ô éternité! C’est un nom qu’elle dit sans se lasser, et elle raconte chaque fois cette histoire, comme sa mère la lui racontait, et auparavant, sa grand-mère, l’histoire la plus vraie et la plus belle du monde.

«Ma grand-mère Giri habite toujours ici, quand on l’a brûlée, son âme est restée ici, sur cette île. Alors ma mère a voulu venir, comme elle, maintenant qu’elle va mourir.»

Elle a dit cela sans emphase, avec tranquillité. C’est la première fois qu’elle parle de la mort de sa mère.

«Pourquoi dis-tu cela? Ta mère ne va pas mourir.»

Suryavati me regarde. Il y a un éclat dur dans son regard.

«Quoi, tu n’as pas vu? Je suis sûre que ton frère docteur saurait tout de suite.» Elle a un ton sarcastique. «Chez vous les grands mounes on voit ces choses-là très bien.

— Qu’est-ce que tu veux dire?

— Que ma mère est malade depuis des années, elle a une maladie qui ronge son ventre. Le médecin de l’hôpital à Port-Louis lui a dit qu’il n’y avait plus rien à faire. Il a dit qu’elle en avait pour quelques mois. Elle est allée voir le longaniste, il a pris du bhang, il a dit la même chose. Mais il lui a donné des feuilles pour qu’elle n’ait pas mal. C’était l’an dernier, elle a appris ça, elle a voulu venir sur l’île, pour être près de sa mère, pour la retrouver après sa mort.»

Il commence à faire noir dans la grotte. Surya a allumé une petite lampe en terre.

«Elle t’a emmenée ici?

— Elle ne voulait pas que je vienne avec elle. Elle voulait que je retourne chez les sœurs, à Mahébourg, là où j’ai grandi. Mais moi j’ai voulu l’accompagner. Tu comprends, elle n’a pas de fils, c’est moi qui allumerai son bûcher quand elle mourra.»

Elle s’est avancée jusqu’au bord de l’escarpement, pour regarder la ville de Palissades. Sa voix tout à coup devient inquiète:

«Tu es le seul à savoir, maintenant. Ma mère ne veut pas que j’en parle. Elle ne veut pas qu’on l’emmène sur l’îlot. Tu ne diras rien, n’est-ce pas? Tu ne lui feras pas de mal?»

J’ai pris sa main à mon tour, je l’ai serrée très fort. Je vois son profil, son front très droit qui semble plein d’une connaissance mystérieuse. J’ai dit solennellement:

«Non, Suryavati, je ne dirai rien à personne.»

Peut-être qu’elle parlait pour elle-même, sans faire attention à moi.

«Je voudrais tellement savoir qui étaient ses vrais parents, les Anglais qui ont été tués à Cawnpore. Comment ils s’appelaient, d’où ils venaient, c’est la seule chose qui me manque. C’est comme si une partie de moi était morte depuis toujours. Je voudrais…»

J’ai vu qu’elle pleurait en silence, sans bouger. J’ai mis mon bras autour de ses épaules, je l’ai serrée contre moi. Je ne savais pas ce qu’il fallait dire pour la consoler. J’ai dit un des mots de la langue indienne que je connais, «bahen», «sœurette», et ça l’a fait rire. Elle s’est éloignée du bord, elle m’a pris par la main.

«Viens, il faut redescendre avant le couvre-feu.»

Arrivé à Palissades, j’ai voulu rester un peu en arrière, pour qu’on ne nous voie pas ensemble, je croyais que c’était ce qu’elle souhaitait. Elle m’a dit:

«Eh bien? Qu’est-ce que tu attends?» Pour la première fois nous sommes entrés dans la ville ensemble. Nous avons remonté la grand-rue, Surya bien droite, avec cette démarche un peu nonchalante et orgueilleuse, qui me faisait penser aux bohémiennes dans les rues de Marseille, le grand foulard rouge flottant sur ses cheveux et ses épaules, sa tunique courte laissant voir la peau sombre de ses reins, et la longue jupe bariolée, délavée par le soleil, et ses chevilles fines cerclées d’anneaux de cuivre, ses pieds nus. Moi j’étais dans son ombre, juste derrière elle, jamais je n’avais marché avec une fille aussi belle, c’était comme une fête. J’avais oublié mon aspect physique, mes habits déchirés et salis, mes cheveux trop longs et emmêlés par le sel, la moustache qui commençait à pousser sur ma lèvre, mon visage et mes bras brûlés par le soleil.