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Les gens étaient devant les maisons pour nous regarder passer. Ils reconnaissaient Suryavati, la fille de Srimati Ananta, ils l’appelaient, les commères lui lançaient des plaisanteries, et Surya leur répondait de même. Il y avait des jeunes garçons qui couraient derrière moi, qui touchaient mes habits, qui criaient: «Janaab!», et quand je me retournais ils disparaissaient en riant. Surya faisait mine de leur lancer des petits cailloux, comme aux cabris. Ils nous ont suivis de loin jusqu’au bout de la ville, au-delà des bûchers, puis ils nous ont laissés à l’entrée du quartier paria.

Ce soir, pour la première fois aussi, Surya m’a fait entrer dans leur maison. J’étais allé sur la plage, comme d’habitude, pour l’attendre, mais elle m’a pris par la main et elle m’a conduit jusqu’à la maison.

C’était juste une pièce étroite aux murs de lave et au toit de palmes, très propre et rangée. À droite de la porte, sur une caisse, il y avait un petit autel avec des images coloriées, bleues et rouges qui représentaient la Trimourti. Devant les images, une petite lampe de terre était allumée. Sur le sol il y avait une natte de vacoa, et le fond de la pièce était occupé par une grande moustiquaire blanche accrochée au toit, le seul luxe de la maison.

Surya m’a fait asseoir sur la natte. Dehors, Ananta était accroupie devant le foyer, en train de faire cuire du riz et de retourner des crêpes de dol sur la plaque. Surya est allée la rejoindre. J’écoutais le bruit de leurs voix, tantôt en langue indienne, tantôt en créole. Elles riaient par moments.

La nuit entrait dans la maison et la lampe brillait de plus en plus, devant l’image des trois géants aux yeux fardés, entourés d’un ballet de fourmis volantes. Il y avait ces bruits familiers, les voix, les rires, l’odeur du riz et de la braise. Puis Surya est venue me donner à manger, une assiette pleine de riz et de morceaux d’ourites dans une sauce de cari, et des feuilles de songe, sombres, âpres. Elle s’est agenouillée à l’entrée de la maison pour me regarder manger.

«Tu ne viens pas? Et ta mère, elle ne veut pas manger?

— Elle n’a pas faim. Elle mange très peu maintenant, comme un oiseau.»

Comme je restais la cuiller en suspens:

«Mais mange, toi. Tu es jeune, ma mère trouve que tu es trop maigre, elle dit que tu ne dois pas manger à ta faim chez les grands mounes. Elle dit que tu serais à peu près acceptable si tu étais plus gros.»

Elle avait l’air gai. Ses yeux brillaient. À chaque instant, elle allait dehors, elle reprenait du riz dans la marmite, de la sauce, des ourites, elle remplissait mon assiette, elle versait du thé noir dans mon verre.

«Ma mère demande s’ils sont tous maigres comme toi en Angleterre?»

Je riais, j’oubliais tout, la Quarantaine, l’îlot Gabriel, même la tour de guet où Julius Véran surveillait sa frontière.

«En Angleterre, il y a des femmes qui jeûnent pour devenir encore plus maigres, et qui portent des corsets si serrés que leurs bonnes doivent mettre un genou dans leur dos pour les lacer, et quelquefois elles étouffent.»

Suryavati ouvrait de grands yeux. C’est comme ça que je la préférais, avec cette expression de petite fille, sa lèvre laissant paraître les deux incisives très blanches. Il me semblait qu’elle était la petite sœur que je n’avais jamais eue, qui attendait que je lui raconte des histoires, rien que pour elle, des contes de fées et de princesses anglaises, pour lui faire oublier la nuit au-dehors. Alors je l’appelais «bahen», ce nom qui la faisait rire, et elle, elle me disait mon nom très doux, en prolongeant la syllabe: «Bhaiii…»

Sa mère entrait maintenant, courbée sous la porte, elle paraissait petite et fragile, son corps maigre enveloppé dans des voiles. Elle s’est assise sur son lit, en écartant un pan de moustiquaire.

«Parle-lui, bhai. Raconte-lui tout ce que tu m’as dit, ce qu’il y a à Londres, à Paris. Elle dit qu’elle se rappelle les jardins, les grands jardins, où on jouait de la musique le soir. Après, sa mère l’a emmenée avec elle en Inde, parce que son père était là-bas dans l’armée, dans la ville de Cawnpore. Parle-lui des grands jardins. C’est ça qu’elle veut entendre.»

J’ai essayé de parler des parcs, j’ai dit lentement tous les noms, comme si elle pouvait s’en souvenir, comme les mots d’une poésie mystérieuse, et Suryavati était penchée pour mieux entendre. Ananta restait immobile.

«Hyde Park, Kensington, Holland Park, Saint James, Kew Gardens…»

Suryavati avait les yeux brillants. Elle s’est écriée:

«Je suis sûre que c’est un de ces noms. Elle s’en souvient, elle dit qu’il y avait de la musique.»

Elle m’a attiré jusqu’à sa mère, elle m’a fait asseoir devant elle. Ananta me regardait de ses yeux étranges, très clairs dans son visage sombre.

«Quelle musique? ai je demandé. Comment était cette musique?»

Ananta a dit quelque chose dans sa langue, à voix basse. «C’est trop loin pour qu’elle s’en souvienne, a dit Surya. Mais elle se souvient que c’était une musique comme on n’en entend nulle part, elle a dit une musique d’anges.» J’ai répété avec étonnement: «Une musique d’anges?» Suryavati a vérifié le mot.

«Oui, c’est ce qu’elle a dit. Elle dit qu’elle ne l’a entendue qu’une seule fois, dans les jardins de Londres, et ensuite elle a pris le bateau pour venir en Inde.»

Elle restait penchée vers moi, elle attendait. Même Ananta semblait attendre que, grâce à cette musique d’anges, je retrouve la clef de sa mémoire, le nom de sa mère et de son père, l’endroit où elle était née, sa maison, sa famille, tout ce qui avait été englouti dans la tuerie de Cawnpore. Je ne pouvais pas mentir. J’ai dit:

«Je ne sais pas. Je n’ai jamais entendu une musique comme celle-là à Londres, ni nulle part ailleurs.

— Même dans ces jardins dont tu as dit les noms?»

Je lui ai expliqué que Londres est une très grande ville, avec des milliers de rues, des centaines de milliers de noms. On ne pouvait jamais retrouver les gens quand on les avait perdus. Suryavati s’est mise en colère, elle ne pouvait pas accepter cette réponse. Sa voix est devenue dure.

«Tu ne veux pas l’aider, tu ne veux pas nous aider. Tu es comme tout le monde, ça ne t’intéresse pas, tu ne veux pas que je retrouve le nom de ma famille.»

Ananta avait pris sa main, elle essayait de la calmer. Elle serrait Surya contre elle, elle lui caressait doucement les cheveux. J’ai voulu m’en aller, mais elle m’a retenu. Elle m’a regardé, pour la première fois Ananta s’est adressée à moi en anglais, elle m’a demandé de rester. Son regard avait une telle force que je n’ai pu partir. Au contraire, à l’instant même, j’ai été persuadé qu’elle disait la vérité, que tout s’était passé comme Surya l’avait raconté. J’ai compris que tout le reste était vrai aussi, qu’Ananta était venue ici pour mourir.

«Le seul moyen pour retrouver le nom des parents de ta mère, ce serait d’aller à Londres, au Colonial Office, et de chercher la liste de tous les gens qui sont morts à Cawnpore pendant la guerre.» C’était tout ce que j’avais trouvé pour la consoler. Le visage de Surya s’est éclairé.