«Tu crois que je pourrais l’emmener là-bas?»
Mais elle s’est découragée aussitôt:
«Non, c’est beaucoup trop loin, elle ne pourra jamais attendre si longtemps. Elle ne voudra jamais aller là-bas, si loin, et quand elle ne sera plus là, à quoi ça me servirait de savoir?»
Elle m’a serré la main. Il n’y avait plus de colère dans ses yeux. «Tu es vraiment bhai, tu es vraiment Dauji, mon grand frère.»
La nuit était noire, sans lune, remplie d’étoiles. Avec Surya, j’ai marché sur la plage étroite, vers la pointe. Le couvre-feu avait sonné depuis longtemps, mais il y avait encore des gens dehors, des femmes drapées dans leurs saris, des enfants qui couraient entre les huttes. Les chiens affamés rôdaient près des portes, en geignant.
Surya m’a montré tous les points brillants du ciel, et, au centre, le beau Shukra, le soldat du roi Rama. Elle m’a montré les Trishanku de la ceinture d’Orion, les Trois Péchés, debout à l’ouest de l’Océan et l’endroit du ciel où, à chaque saison des pluies, reparaît Rohini, la mère de Balarama, celle que les marins appellent Aldebaran. Elle savait des choses surprenantes, elle les disait simplement, avec sa voix d’enfant, comme si je les connaissais aussi, et que je devais m’en souvenir: Jahnu, le sage qui avait bu l’eau du Gange, et Dhata et Vidhata, les deux vierges qui tressent la corde du destin, et l’oiseau Chatak, qui parle quelquefois dans la nuit sans qu’on puisse le voir, et qui ne boit que l’eau de la rosée.
Le vent soufflait à la pointe, emplissait nos oreilles de son chant aigu. En approchant du Diamant, nous avons écouté le grondement ininterrompu des vagues qui se brisent contre les rochers. Nous étions seuls, à l’étrave d’un grand navire noir en route vers l’inconnu, vers le nord.
Nous nous sommes assis à l’abri des rochers, sous les lantanas. C’était une cachette très douce, avec l’odeur poivrée des plantes et le goût du sel sur nos lèvres. Je sentais contre moi le corps léger de Surya, la chaleur de son visage. Elle a appuyé sa tête au creux de mon épaule. Je cherchais ses lèvres, son visage. Je tremblais si fort qu’elle m’a demandé: «Tu as froid?» J’ai dit: «Je dois avoir de la fièvre.» Mais c’était le désir, sentir son visage et son corps si près de moi. J’ai posé mes lèvres sur ses cheveux, je cherchais la tiédeur de son cou, je voulais respirer son haleine. Elle m’a repoussé, presque brutalement. Elle a dit: «Pas maintenant.» Elle s’est écartée de moi, et en même temps, elle restait devant moi, une silhouette à peine distincte. Elle a dit: «Il faut que j’aille auprès de ma mère, elle est mal. Elle m’attend.»
J’hésitais. J’étais tout près de la frontière, à quelques pas du chemin qui me ramenait vers la Quarantaine, vers Jacques et Suzanne. Suryavati m’a tiré par le bras, elle avait un accent violent, presque en colère: «Viens! Qu’est-ce que tu attends?» Puis, comme j’hésitais toujours, elle a perdu son assurance, elle m’a prié: «Viens, bhai, reste avec moi jusqu’au matin.» Je ne savais pas, j’avais peur de choisir. J’aimais bien rôder la nuit à travers les broussailles, défier l’édit de l’autocrate Véran, le sifflet de Shaik Hussein. Respirer le parfum des cheveux de Surya, sentir sa taille légère sous mes doigts, ses paumes lisses comme une pierre et la chaleur de son visage, sentir le désir vibrer dans tout mon corps. Je ne sais pourquoi, soudain, j’avais peur que tout ne devienne indéfectible, trop réel. Comme s’il y avait vraiment une frontière, que j’avais à la franchir sans retour.
J’ai marché à côté d’elle, ma main serrée dans la sienne, nos pas se posant sur les mêmes traces.
Cette nuit-là, Surya a dormi avec sa mère, sous la moustiquaire, et moi devant la porte, enroulé dans un drap et la tête sur une pierre, entendant le vent et la pluie qui griffaient le toit de feuilles.
25 juin, à Palissades
Réveillé avant l’aube, dans le souffle froid de la mer, avec les longues déchirures roses dans le ciel. Loin, comme dans un rêve, il m’a semblé entendre le sifflet du sirdar qui signale le premier lever des femmes et le rallumage des feux. Très loin, porté par les rafales de vent, comme s’il venait de Maurice. Comme c’est étrange! Le signal qui me semblait odieux lors de notre débarquement sur Plate, voici qu’il est devenu maintenant familier, rassurant, comme les cris des oiseaux de mer qui traversent chaque matin le lagon, comme les bruits de la vie qui s’éveille au village.
Suryavati revient déjà de la source. Elle marche le long du rivage, portant sur l’épaule droite la cruche pleine d’eau fraîche. Elle est sortie sans bruit, alors que je sommeillais encore, engourdi par le froid, enveloppé dans mon drap. Elle est arrivée au pied du volcan avant les autres femmes. Elle grimpe jusqu’à la source, le long de la faille. La plupart des gens vont en aval, là où le ruisseau forme un bassin près du rivage, mais Surya dit que l’eau n’y est pas pure.
Je la regarde par la porte. Elle s’est accroupie devant les trois pierres du foyer, le dos tourné au vent, pour rallumer le feu. Ananta ne s’est pas levée. Depuis quelque temps, elle reste enfermée dans la moustiquaire, et Surya lui porte le thé bouillant.
Pendant que je bois, les premiers travailleurs partent vers la baie, pour continuer la construction de la digue. Le deuxième coup de sifflet a retenti, plus proche, plus appuyé. De l’autre côté, à la Quarantaine, les passagers de l’Ava ont déjà dû se réveiller, leur premier regard interroger l’horizon, du côté où doit venir le garde-côte. Le ciel est d’un jaune très pâle, juste avant que n’apparaisse le disque du soleil au-dessus des broussailles.
Je suis avec Surya sur le chemin qui mène aux plantations. Le champ d’Ananta est du côté de la baie des tombes, à l’est du cimetière. Le jeune garçon muet à la peau noire, celui qui se nomme Choto, marche devant nous en faisant courir ses bêtes à coups de pierre. Je ne vois pas les cabris mais je les entends galoper à flanc du volcan, sauter les barrières des palissades.
C’est la première fois que Surya me demande de l’accompagner jusqu’aux champs. La pluie de cette nuit a détrempé la terre, les feuilles des lantanas lâchent des gouttes froides. Mais le ciel est clair, et à la lumière du matin tout paraît extraordinairement net, presque coupant. La falaise noire du cratère est un mur dressé contre le ciel. Il n’y a personne. Le bois de filaos fait écran contre le regard des guetteurs en haut du volcan. Seuls les oiseaux passent au-dessus de nous, des mouettes, des sternes, mais pas de pailles-en-queue. Ici ça n’est pas leur domaine.
«Regarde: c’est à nous.»
Suryavati montre un vallon entre les basaltes, borné au sud par les vacoas.
«C’est ma mère qui a tout planté. Elle a choisi cet endroit. Elle dit que sa mère habitait ici, dans ce champ, avant de mourir.»
D’abord, je n’ai rien vu. Il me semblait que j’étais devant les mêmes broussailles, le même chaos de rochers noirs. Mais quand nous avons commencé à descendre, j’ai aperçu les murets, les rondages. Il était à peine neuf heures du matin, et déjà le soleil brûlait avec la force d’un incendie.
Surya a commencé à travailler. Elle avait mis son foulard rouge autour de sa tête, jusqu’aux yeux, et elle épierrait le champ. Sur la terre noire, une liane rampait, portant des baies jaunes et rouges. Surya cueillait les fruits, les mettait dans son sac de paille. Elle s’est tournée vers moi: «Aide-moi.
— Qu’est-ce que c’est?» ai je demandé.
Elle m’a regardé avec étonnement.
«Eh bien, des pommes d’amour.»
Je me suis accroupi à côté d’elle pour ramasser les minuscules tomates, dures comme des balles. Un peu plus loin, elle m’a montré d’autres fruits, accrochés à une liane: «Lalos.» Il y avait aussi des piments d’arbre, et une variété d’aubergine sauvage, que j’avais remarquée lors des recherches botaniques en compagnie de John Metcalfe. «Brinzelle marron.»