Surya m’a emmené jusqu’aux palissades du bas, envahies de mauvaises herbes et recouvertes d’éboulis. J’ai commencé à épierrer, déchaussant les plus grosses roches avec un bâton. Surya reconstruisait au fur et à mesure les murets avec les pierres. En contrebas, il y avait un bout de terre carré, recouvert de ce que j’ai pris pour de l’herbe. «C’est du riz, a expliqué Surya. Je vais planter du riz partout ici, on aura de quoi manger au printemps.» Plus loin, elle m’a montré l’orée du bois de filaos, là où passe la frontière imaginaire de Julius Véran. «Là-bas, ma mère a planté des grains, des lentilles. Des giraumons. Quand elle est arrivée ici, il n’y avait rien, seulement les pierres et les vieilles filles.»
Vers le sommet de l’escarpement, à l’endroit où on redescend vers la baie des Palissades, j’ai distingué d’autres murets, des rondages encore entiers, les taches gris-vert des cannes, les tiges coupantes des maïs, les lianes des giraumons. Surya s’est arrêtée pour m’indiquer tous les champs. «Celui-ci, en haut, c’est à Ramasawmy. À gauche, c’est au vieux Bihar Hakim, il a des plantes qui guérissent les maladies. Là-bas, à côté du rocher, c’est à Sitamati, son mari est mort de la maladie froide, il y a deux mois, elle ne veut plus s’en aller. Je dois lui apporter l’eau pour arroser ses légumes, elle a aussi des plantes à parfum.»
Je ne me lassais pas de regarder, de découvrir les champs, les murs. J’étais ébloui par le soleil. Peu à peu, je voyais apparaître d’autres murs, ils se dessinaient tout seuls sur la pente noire, depuis le volcan jusqu’à la mer. Ce que j’avais pris pour des broussailles sèches était des plantations de basilic, des okras, des pommes d’amour, des haricots. Au milieu des batatrans, je voyais luire les feuilles sombres des brèdes et des patates. John Metcalfe avait raison: ce sont les plantes qui sauvent les hommes.
Maintenant, entre les blocs de lave, je voyais bouger des silhouettes furtives, des hommes occupés à épierrer, à sarcler, des femmes enveloppées dans leurs gonis couleur de terre. J’entendais le bruit des houes qui cognaient la terre sèche, le tintement aigu des couteaux qui frappaient les pierres. Et puis une rumeur plus sourde, quelque chose comme le bruit de mains et de souffles qui se mêlait au sifflement du vent et au grondement des vagues sur le récif.
Surya était penchée sur la terre, elle arrachait les chiendents et les batatrans qui envahissent les rondages, elle creusait la terre avec ses mains autour des plants de maïs et de tomates, pour préparer des cuvettes d’arrosage. Le soleil brillait sur les feuilles, sur les pierres noires, sur le bleu du lagon. Le cône de l’îlot Gabriel paraissait loin, un monde étranger, et plus loin encore la mince ligne verte de Maurice, sous les volutes des nuages. Du côté du Coin de Mire, la voile oblique d’une pirogue de pêche glissait lentement, disparaissait dans les creux de la houle. Je déchaussais les rochers, je sentais la sueur couler sur mon visage, dans mes yeux. Je ne pensais à rien, rien qu’à ce bout de terre, ces palissades, aux murs qu’il fallait construire contre les tempêtes.
Peut-être que, du haut de son mirador, Julius Véran et son acolyte guettaient l’horizon, envoyaient des signaux vers la Pointe aux Canonniers, pour demander qu’on vienne les chercher. Peut-être que Jacques attendait devant le môle, fumant sa cigarette de ganjah, en regardant l’îlot Gabriel. J’essayais de ne pas trop penser à Suzanne, seule dans la maison de la Quarantaine, à John Metcalfe, à Sarah, prisonniers dans le camp de Gabriel. Ici, je sentais une liberté âpre, pareille à cette terre desséchée, brûlante comme la fièvre, coupante comme les éclats d’obsidienne.
Tout était calme. Il n’y avait que ces bruits réguliers, bruits d’insectes, les mains, les souffles, qui se mêlaient au vent et à la mer. Parfois, le cri grêle d’un cabri, les claquements de langue de Choto, quelque part dans une crevasse.
Le soleil était si fort que j’ai eu un étourdissement. Soudain tout est devenu noir, et je suis tombé à genoux, sans lâcher la roche que je venais de déterrer. Suryavati m’a retenu. «Pauvre Dauji, tu n’as pas l’habitude, tu n’es pas un vrai coolie.» Elle faisait de l’ombre avec son corps, elle avait écarté son grand foulard rouge pour m’abriter du soleil. Je sentais mon cœur cogner dans ma poitrine, dans mes artères. Il n’y avait pas d’eau, Surya avait versé jusqu’à la dernière goutte sur les plants de légumes. Surya a pris dans son panier une feuille acide, amère, elle l’a mise dans ma bouche qui s’est remplie de salive. «C’est bétel marron», dit Surya. Elle m’a aidé à enlever ma chemise. Avec ses dents, elle a coupé un grand pan de tissu, et elle l’a enroulé autour de ma tête, à la manière d’un turban. Elle m’a regardé en riant: «Avec ça, tu n’as plus l’air d’un grand moune. Tu as l’air d’un vrai coolie.»
Nous sommes restés dans les plantations jusqu’au crépuscule, jusqu’au moment où le sifflet du sirdar retentit dans la baie des Palissades. Cette nuit, dans la maison, au bout du quartier paria, je suis resté allongé sur la terre. J’avais mal à tous les muscles de mon dos, mes bras et mes jambes étaient engourdis de fatigue, et je sentais encore le feu du soleil sur mon visage, dans ma gorge. Avant de rejoindre Ananta sous la moustiquaire, Suryavati est venue près de moi. Sans rien dire, elle s’est couchée contre moi, elle a mis ses bras autour de mon cou, et elle a posé sa tête sur ma poitrine pour écouter battre mon cœur. Je n’osais pas bouger. Son corps léger a défait toutes mes fatigues, et je suis entré dans son rêve avant même le sommeil.
En aval de Bénarès, ils s’arrêtèrent à Jangpur, Bhagalpur, à Mourshedabad. Le fleuve était si vaste qu’on aurait dit la mer, ses rives perdues dans la brume de l’aube. Parfois, la fumée des incendies recouvrait la terre et l’eau, il y avait une odeur de bûcher, une odeur de guerre. Giribala avait l’impression qu’elle était sur le radeau depuis toujours, à regarder glisser les rives, au rythme du vieux Singh appuyant sur la perche.
Le jour, le soleil brûlait si fort qu’il fallait puiser sans cesse au creux de sa main pour humecter le front et les cheveux d’Ananta.
Les radeaux traversaient des pays mystérieux, où la forêt avait envahi d’anciens palais, où les plantations avaient séché dans les broussailles. La nuit, les chacals rôdaient autour des charniers, il fallait allumer des feux pour les éloigner. Dans les villages, Singh jouait de la flûte, et les femmes dansaient. Lil représentait toujours l’histoire de la reine de Jhangsi, qui tombait de son cheval sous les balles des Anglais. Les gens des villages leur apportaient des offrandes de nourriture, du lait fermenté, des fruits. Maintenant, Ananta avait vraiment appris à danser, au rythme des tambours d’eau. Elle était devenue une fille élancée, sa peau couleur de terre cuite, comme une vraie Dom, mais elle avait gardé ses reflets d’or dans les cheveux et ses yeux transparents. Giribala était fière d’elle. Elle l’appelait Ananta Devi.
Giribala n’aurait sans doute jamais imaginé quitter les Doms, mais un jour le fils de Lil est tombé à nouveau malade. C’était à cause de la sécheresse, ou peut-être qu’un serpent venimeux l’avait piqué. Il ne pouvait plus boire ni manger, tout son sang s’écoulait par le fondement. Il perdit connaissance et mourut pendant la nuit. Lil a creusé elle-même une tombe dans la rive du fleuve, et par-dessus le corps de son fils elle a empilé de grosses pierres pour que les chacals ne le déterrent pas. Il n’y a pas eu de cérémonie ni de prières. Le vieux Singh disait que les Doms naissent et meurent comme des bêtes, sans que personne n’y prenne garde.