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Mais à partir de ce jour, Lil est devenue folle. Elle avait cessé de parler, de se laver, de se peigner. Elle ne pouvait plus danser la légende de la belle Lakshmibay. Les gens des villages, quand ils la voyaient hirsute et sale, lui jetaient des mottes de terre.

Elle s’est mise à haïr Giribala, sans raison. Elle l’insultait, elle battait Ananta, lui tirait les cheveux, lui volait sa nourriture. Dans son délire, elle croyait voir la jeune mendiante que Giribala avait rencontrée dans la forêt, portant son enfant mort. Elle la maudissait, elle l’accusait d’avoir empoisonné son fils. Le vieux Singh s’interposait, il marchait sur Lil, son bâton à la main. La jeune femme se reculait, l’écume à la bouche, puis elle se lovait au bout du radeau, comme une bête qui souffre. Elle s’endormait le jour, enroulée dans les vêtements et les linges de son fils.

Les radeaux sont arrivés devant English Bazar, à l’entrée de la route du sud. Le vieux Singh a dit à Giribala: «Nous n’irons pas plus loin. Nous allons retourner vers le nord avant les pluies. Pars, et peut-être que Lil guérira.»

Alors Giribala a rassemblé ses affaires, et elle a quitté les radeaux. Elle a pris Ananta par la main, et ensemble elles sont allées vers le sud, avec tous les gens qui marchaient pour s’engager dans les pays lointains, vers Mirich Tapu, Mirich Desh.

26 juin

Aujourd’hui, avant deux heures, le garde-côte est revenu. J’étais avec les coolies qui travaillent à la digue quand le signal a été donné. C’est un jeune homme du village paria, nommé Uka, un des serviteurs des bûchers, un «balayeur», qui a annoncé la nouvelle. Depuis des jours, Shaik Hussein l’avait posté à la pointe sud du volcan, peut-être aussi pour surveiller la Quarantaine et les allées et venues du Véran de Véreux.

Il y a eu un grand silence, chacun restant figé à sa place, sur les dalles de basalte. Il faisait un temps magnifique, ciel et mer lissés par le vent, la houle forte poussant l’écume jusque sur la digue.

Le garde-côte a doublé la pointe lentement, roulant sur les vagues, et il n’y a eu qu’un seul cri. Les travailleurs des plantations, femmes et enfants accouraient sur la plage, en gesticulant et en appelant. Le sifflet du sirdar et les cris des arkotties essayaient vainement de remettre de l’ordre. Shaik Hussein a traversé la foule, il est passé à côté de moi sans me regarder, une expression sévère sur son visage tanné de vieux soldat, avec sa barbe blanche impeccable et ce grand turban jaune pâle qui contraste avec sa veste en haillons. Il marchait vite, son grand bâton d’ébène au poing comme un tambour-major ou un prophète. Derrière lui Ramasawmy et Bihar Hakim paraissaient chétifs, presque nus, maigres, la tête ceinte d’un vieux chiffon. Le mouvement de la foule m’a obligé à battre en retraite, et je me suis réfugié vers le haut de la plage.

Le garde-côte s’est arrêté devant la baie, en face de la digue en construction. La houle soulevait son étrave, faisait tournoyer la chaloupe au bout de son amarre. On entendait le bruit des machines, par instants, porté dans le vent avec les volutes de fumée noire. Sur le pont, des silhouettes bougeaient, des officiers de santé, et aussi les marins comoriens. Puis la chaloupe s’est détachée du garde-côte, et les marins ont lancé un bout jusqu’au rivage, et aussitôt de jeunes garçons ont plongé à la mer pour aller le repêcher. Je suis resté accroupi en haut de la plage, j’attendais. Ils n’étaient pas venus nous chercher, mais seulement installer un va-et-vient pour décharger des vivres et des tonneaux d’eau douce. Le club de la Synarchie ne voulait pas courir le risque de nous avoir laissés mourir de faim et de soif sur notre rocher.

Sur la plage, la foule était dense, serrée. Déjà on entendait ses cris de colère, ses imprécations. J’ai cherché du regard Surya, mais je n’ai pu la voir. Elle n’était pas venue sur la plage. De toute façon le retour du garde-côte n’était pas pour elle.

Le débarquement des vivres a commencé, dans une sorte de hâte maladroite. Les marins lançaient les caisses à l’eau, sans même les attacher au cordage, et certaines, jetées sur les dalles de basalte, se fracassèrent. Les garçons, complètement nus, étaient entrés dans l’eau jusqu’à mi-corps et rattrapaient les caisses et les tonneaux, les poussaient vers le rivage. Les vagues étaient lentes, puissantes, l’écume éblouissait sur les roches noires, la mer était d’un bleu violent. Il y avait quelque chose de désespéré, de dramatique dans cette scène, ces gens massés sur la plage au soleil, et la silhouette sombre du garde-côte qui restait au large. Quand tous les vivres ont été recueillis sur le rivage et placés sous l’abri de feuilles, la chaloupe s’est mise à reculer vers la haute mer. Les gens de l’île ont compris que c’était fini. La plupart sont retournés vers la ville, ou bien vers les plantations. Mais quelques hommes sont restés près de la digue, ils ont commencé à jeter des pierres vers la mer, en criant des menaces inutiles. Le garde-côte était toujours immobile devant la baie, roulant et tanguant sur la houle. On entendait par moments les trépidations des machines, de la fumée noire s’échappait de la cheminée, que les rafales dispersaient. Soudain j’ai vu Uka, le balayeur, au bout de la digue. Il semblait en proie à une sorte de crise nerveuse. Debout sur le bord d’un moellon, en équilibre dans le vent, les bras ouverts comme un grand oiseau sombre, il tournait sur lui-même, le regard brillant de folie. Puis il s’est jeté à la mer. Il a disparu dans l’écume, et l’instant d’après je l’ai vu qui nageait avec fureur dans la direction de la chaloupe. Tout le monde était debout sur la plage et sur la digue, pour regarder. Maintenant, l’émeute était calmée, et il n’y avait plus qu’un long silence, rempli du bruit des vagues qui déferlaient.

Pendant quelques minutes, les marins de la chaloupe, surpris, ont cessé de nager. Nous regardions tous la tête d’Uka qui disparaissait, reparaissait dans les vagues, comme s’il avait déjà atteint son but, qu’il avait réussi à s’échapper. Puis il y a eu un éclat à bord de la chaloupe, et tout de suite après j’ai entendu le bruit de la détonation. Debout à la poupe, un marin tenait un fusil. Un autre marin a déchargé à son tour son arme, et aussitôt, tous les hommes qui étaient sur la digue sont partis se réfugier en haut de la plage, à l’abri des rochers. Uka a continué à nager vers la chaloupe, mais bientôt il a été clair qu’il n’arriverait pas jusque-là. Les marins ont recommencé à souquer, et l’embarcation a rejoint en quelques instants le bord du garde-côte. Au milieu de la mer, Uka semblait un point, un déchet ballotté par les vagues. Il a encore fait des gestes avec ses bras, comme pour appeler au secours, puis il s’est laissé aller en arrière, complètement épuisé, et les vagues l’ont ramené vers le rivage.

C’est alors que j’ai vu un groupe arriver sur la plage, en provenance de la pente du volcan. Bartoli en tête, suivi de Julius Véran, son revolver à la ceinture. Un peu en retrait, j’ai reconnu la silhouette de Jacques. Les trois hommes ont marché jusqu’à la digue, tandis que les coolies recueillaient Uka sur la plage et l’entraînaient vers l’abri de feuilles. Il y avait maintenant un silence étrange sur la plage, dans l’éblouissement de la lumière et de l’écume. À moins de cent mètres, la chaloupe tournait et roulait autour du bateau, comme un jouet inaccessible.

Avec un carton roulé en porte-voix, Véran a essayé de communiquer avec les officiers du garde-côte. Mais ce qu’il criait était incompréhensible, couvert par le fracas des vagues. Quelques secondes plus tard, le panache de fumée s’est épaissi, on a entendu le roulement de la chaîne d’ancre sur le cabestan et la trépidation des machines qui augmentait. Le garde-côte a dérivé un instant sur son erre, comme s’il allait au rivage, puis il a fait machine arrière, lentement viré, et il est reparti vers le large. En quelques minutes, il a passé la pointe du volcan, qui l’a caché à nos yeux. Durant tout ce temps, chacun est resté immobile en haut de la plage, certains encore accroupis derrière les blocs rocheux pour se protéger des tirs des armes à feu. À l’abri du toit de feuilles, le groupe des passagers de l’Ava attendait, comme si le bateau allait revenir malgré tout. Debout sur la plage, Shaik Hussein avait enfoncé son bâton de commandement dans le sable. Il semblait une effigie ancienne, un guerrier en guenilles. Puis il s’est retourné, il a embouché son sifflet et il a lancé un son très long, qui s’amplifiait, devenait suraigu, et enfin retombait dans une note basse pareille à une plainte.