Alors a eu lieu une scène que je ne pourrai jamais oublier. C’était silencieux, implacable. Devant le sirdar les coolies ont formé une longue file qui allait du toit de palmes jusqu’aux maisons communes de la ville, pour emporter les vivres. C’était un mouvement très lent, sans violence, avec seulement la figure mince de Shaik Hussein debout sur la plage, appuyé sur son bâton d’ébène, et les silhouettes sombres des coolies portant les caisses et les sacs de riz, les barils d’huile et l’eau douce. Penchés en avant, sans parler, sans regarder, comme s’ils venaient du fond du temps et allaient vers l’autre bout du temps, emportant les vivres pour leur route sans fin.
Les trois passagers de l’Ava ne bougeaient pas. Ils étaient pétrifiés sur place, avec tous leurs instruments absurdes, Véran avec son revolver et son porte-voix en carton qui se défaisait, Bartoli tenant à deux mains l’héliotrope qui de temps à autre jetait un éclat involontaire, et Jacques, avec sa mallette de médecin qu’il avait amenée, inutilement, peut-être pour conjurer le mauvais effet de ses habits en loques et de ses lunettes au verre cassé.
Mais lui non plus ne disait rien. Il ne faisait rien pour empêcher la cohorte d’emporter les ressources pour les semaines à venir. Sans doute a-t-il été le premier à hausser les épaules, selon son habitude quand il juge une situation insoluble. Puis il est retourné vers la Quarantaine, suivi des deux guetteurs impuissants.
Son chemin est passé tout près de l’escarpement où je me trouvais. Jacques a relevé la tête, son regard s’est posé sur moi. Le soleil l’éblouissait. J’ai vu son visage, presque celui d’un étranger, pâle, mangé de barbe, avec la poussière grise sur ses cheveux et sur ses lunettes et cette veste vaine, qu’il avait boutonnée jusqu’au col et qui lui donnait l’air d’un croque-mort. J’ai voulu me lever, courir vers lui, le serrer dans mes bras, mais son regard s’est détourné et j’ai compris qu’il ne m’avait pas vu, ou pas reconnu. Désormais nous sommes très loin l’un de l’autre, comme si nous n’avions jamais grandi ensemble. Derrière lui marchaient Véran suivi de Bartoli, et tout à coup ils me semblaient d’ordinaires piétons, des promeneurs venus de quelque ville qui se seraient perdus dans cette campagne poussiéreuse et brûlée, errant à la recherche d’une voiture de place qui les reconduirait chez eux.
Je ne savais pas où aller. J’ai cherché Surya du regard, le long de la baie. La plage maintenant était vide. Il m’a semblé voir la jeune fille, devant une des maisons communes, parmi le groupe des femmes et des hommes qui avaient traîné le corps de Uka jusque-là, l’avaient étendu à l’ombre. Mais lorsque je me suis approché, il n’était plus là.
J’ai marché jusqu’à la grotte où Surya allume la lampe chaque nuit pour Yama et sa sœur, la Yamuna, les vrais maîtres de notre île. Mais je n’ai pas osé approcher. Seule Suryavati pouvait m’y conduire. J’ai pensé aussi au ravin où jaillit la source. Partout où j’allais, j’entendais le sifflet du sirdar, qui rythmait à nouveau le travail des transporteurs de pierres, comme si rien ne s’était passé. Comme chaque fois que j’ai ressenti de l’inquiétude et de la haine, je suis allé à la pointe des oiseaux, celle qui regarde au-delà du rocher du Diamant, vers l’Inde, vers l’estuaire des grands fleuves. C’est comme la proue de l’Ava, qui franchit l’Océan jusqu’au rocher d’Aden, jusqu’aux terres fabuleuses.
Le vent avait déchiré le ciel en longs lambeaux. Je suis resté tout l’après-midi à regarder les tourbillons des oiseaux autour de Pigeon House Rock. Il y avait des goélands, des sternes, des oiseaux-la-Vierge d’un blanc éclatant. Tous criaient, se posaient sur le rocher, repartaient, et le bruit de leurs ailes faisait un vrombissement de chaudière.
Vers la fin du jour, sans même avoir entendu le sifflet du sirdar, je suis retourné vers le village des parias. Les gasses rasaient l’eau de la baie, en poussant leurs cris lugubres. J’ai senti l’odeur douce des fumées, comme dans n’importe quel village du monde où les travailleurs, après une dure journée, s’asseyent et bavardent près du feu en attendant que le repas soit prêt.
En entrant dans le village paria, j’ai revu la prostituée Rasamah assise devant sa porte. Elle était étrange, son visage encore enfantin alourdi par les fards. Elle portait du talc en guise de fond de teint, ce qui lui donnait une couleur un peu verte. Elle avait peint ses lèvres au vermillon, et dessiné deux ronds rouges sur ses pommettes. Dans sa robe rouge, avec sa chevelure peignée avec soin et lissée à l’huile de noix de coco, fumant une cigarette de ganjah, elle semblait venue d’un autre monde. Un peu à l’écart, son jeune frère m’observait avec méfiance, en équilibre sur une seule jambe.
Elle n’a rien dit d’abord, puis quand j’ai continué vers la maison d’Ananta, elle a crié sur moi, comme l’autre jour, des moqueries, des lazzis. Elle a même ramassé des petits cailloux qu’elle m’a jetés, comme font les enfants sur les chiens errants. Est-ce que j’ai été victime d’une hallucination? Il m’a semblé que la folle criait mon nom en imitant le cri du paon, comme ils faisaient jadis, à la pension de Rueil-Malmaison: «Lé-ooh! Lé-ooh!»
Dans la hutte sombre, Ananta était couchée sur sa natte, la tête appuyée sur une pierre, un pan de sa moustiquaire relevé pour profiter de la fraîcheur de la soirée. Ses cheveux défaits formaient une grande nappe soyeuse autour d’elle, chaude et juvénile, qui contrastait avec son visage émacié et vieilli. Elle m’a accueilli d’un long regard sans surprise. Ses iris clairs semblaient trouer l’ombre de la case, et je n’osais pas entrer. Mais elle m’a fait signe, d’un petit geste de la main, elle m’a invité à m’asseoir à côté d’elle. Elle a murmuré quelques mots dans sa langue chantante. Des mots qui interrogeaient, ou qui priaient. Elle a fait un geste pour que je lui donne la main, elle l’a serrée longuement. J’ai senti sa paume usée et très douce, pareille aux cailloux lissés par la mer.
Je ne savais pas ce qu’elle voulait. J’ai commencé à lui parler en anglais, comme à Surya, pour lui dire ce que je connaissais de Londres, le quartier où Jacques avait vécu, pendant qu’il faisait ses études à l’hôpital Saint-Joseph, à Eléphant & Castle. Elle a répété lentement ce nom, comme s’il était familier, Eléphant and Castle, et je crois que tout à coup, grâce à la magie de ce nom, elle pouvait voir cette ville, pareille aux capitales de l’Inde, où sur le bord des fleuves dans les jardins se promènent les éléphants devant les fenêtres des palais.
Je lui racontais tout cela, en même temps je me souvenais du printemps à Londres, avec Jacques. Il allait se marier. J’avais été malade d’une broncho-pneumonie, et Jacques avait obtenu de Mme Le Berre que je quitte la pension pour venir passer ma convalescence auprès de lui. C’était cela dont je voulais me souvenir, ces mois qui maintenant s’échappaient, devenaient impalpables comme une poussière. Les arbres en fleurs dans les jardins, le ciel éclatant malgré les giboulées, la Tamise où traînaient les barges. Je marchais dans les rues au hasard, dans la Cité, près de Saint-Paul, il y avait la foule sur les trottoirs, et le dimanche à Saint-James, les jolies filles flânaient dans les allées, leurs parapluies ouverts sous la pluie douce.