Je ne sais pas si Ananta m’écoutait. Elle avait fermé les yeux, son visage maigre luisait pâlement dans l’ombre. Mais elle n’avait pas lâché ma main, elle la gardait serrée dans la sienne, comme si elle voulait que ma force passe en elle.
Jamais je n’avais vécu rien de tel. Cela me faisait frissonner. Quand maman est morte, j’avais juste un an, c’était comme si elle n’avait jamais existé. Ananta, elle, était présente, je sentais sa chaleur, sa vie. Je pensais à tout ce qu’elle avait vécu, ce que m’avait raconté Surya, la tuerie de Cawnpore, et Giribala qui l’avait arrachée au corps de sa nourrice et l’avait emmenée, l’avait plongée dans les eaux de la Yamuna. Je pensais à ce que ses yeux avaient vu, à ce que sa main avait touché, il me semblait que tout cela traversait sa paume lisse et me pénétrait jusqu’au cœur.
Dehors, la nuit tombait. J’ai cessé de parler et Ananta a retiré sa main de la mienne. Elle a fermé le pan de la moustiquaire, sans me regarder. Alors j’ai allumé la petite lampe devant sa porte et je suis sorti. Surya n’allait pas tarder à revenir de la source. Les lampes brillaient dans la plupart des maisons, les feux s’éteignaient doucement. J’ai pensé à Jacques et Suzanne dans la Quarantaine, à John et Sarah qui luttaient contre la mort sur l’îlot Gabriel. Là-bas ils n’avaient plus d’huile pour les lampes, la nuit devait avoir tout envahi. Ils n’avaient plus que quelques mesures de riz, et l’eau acide des citernes.
Des enfants sont venus me rejoindre sur le rivage. Ils n’avaient plus peur de moi à présent. Ils étaient même audacieux, ils s’asseyaient à côté de moi dans le sable, ils m’appelaient, ils riaient. Choto, le petit berger muet qui courait toujours avec Surya, s’est installé un peu à l’écart. Il s’amusait à lancer des objets dans le sable, comme des osselets. «Qu’est-ce que c’est?» Il m’a montré un des objets. C’était simplement un bout de fer rouillé, provenant probablement de l’armature de l’ancienne digue, ou d’un bateau naufragé. Le métal était rongé par la mer, semblable à un ossement fossile. Comme je l’examinais, il m’a refermé la main et m’a fait signe de le garder. Il avait un visage très lisse, sous une masse de cheveux bouclés, ses yeux brillaient de l’éclat de l’obsidienne. Son trésor lui ressemblait, à la fois étrange et ordinaire, un morceau de cette île qui parle du temps et de la mort.
Il m’a laissé m’asseoir à côté de lui dans le sable. Nous avons joué un moment avec ses osselets. Il passait le bout de ses doigts légèrement sur mes avant-bras, pour sentir les poils. Son visage était presque invisible dans la nuit, mais ses yeux brillaient d’une lumière jaune.
Enfin Suryavati est arrivée, apportant l’eau pour baigner sa mère. Les enfants se sont dispersés. Seul Choto est resté, il a commencé à jouer de sa flûte doucement. Le son de sa flûte glissait dans la nuit, sans qu’on puisse savoir d’où il venait, quelque part le long de la plage. Lui-même ne pouvait l’entendre. Il jouait seulement en se souvenant des mouvements qu’il devait faire avec ses doigts.
Du côté de Palissades, les bûchers commençaient à brûler, pour personne, juste pour que le Seigneur Yama soit content de l’odeur. L’odeur du santal et de l’huile se mêlait au parfum de la mer, à la musique de la flûte, à la voix de Surya qui berçait sa mère. Je pensais toujours à Suzanne, de l’autre côté, qui attendait l’eau de la source. Peut-être que la fièvre me faisait délirer.
Suryavati m’a apporté l’assiette de riz. Il y avait quelque chose de tendu dans ses gestes, une impatience, une colère. Elle a posé l’assiette par terre, sur une pierre plate, et elle s’est assise un peu en retrait, son grand foulard recouvrant entièrement son visage. Quand j’ai eu fini de manger, elle m’a dit:
«Il faut que tu partes maintenant.» Sa voix était lasse, un ton que je ne connaissais pas. «Tu ne peux plus rester.
— Pourquoi?» Je me suis levé. La plage était complètement noire, il n’y avait plus d’enfants. Seul Choto continuait à jouer sa petite musique insouciante.
«Pourquoi veux-tu que je parte? Est-ce à cause de Shaik Hussein?»
Elle s’est mise en colère.
«Non, Shaik Hussein n’a rien à voir. C’est moi qui te dis que tu ne dois plus venir.»
Sa voix tremblait un peu. Elle cherchait ses mots.
«Vous les grands mounes, vous êtes tous des menteurs. Vous dites que vous nous aimez, et puis vous nous oubliez. Ma mère va mourir, je ne veux pas que tu l’ennuies, je ne veux pas que tu lui fasses du mal.»
Comme j’essayais de protester, elle s’est levée à son tour. Sa silhouette dans la pénombre paraissait très grande, avec son voile qui battait dans le vent. Je ne comprenais pas ce qu’elle me disait. En même temps, je savais bien que ce qui s’était passé à Palissades, les marins armés qui avaient tiré, le pauvre Uka qui se débattait dans les vagues, tout cela avait changé quelque chose. Elle a dit, de façon véhémente: «Tu viens parler doucement à ma mère pendant que je ne suis pas là, et vous faites des plans entre vous, les grands mounes, pour qu’on vous emmène d’ici, pour qu’on nous abandonne comme autrefois, qu’on nous laisse mourir ici jusqu’au dernier.
— De quels plans parles-tu? Je ne sais pas ce que tu veux dire.»
Mais dans ma voix il y avait bien quelque chose qui mentait, parce que je savais la lettre que Véran et Bartoli voulaient envoyer au gouverneur pour demander le transfert des passagers de l’Ava à la pointe aux Canonniers.
J’avais le cœur qui battait fort, je ne savais pas quoi répondre pour me défendre. J’ai dit:
«Mais comment vont-ils faire? Shaik Hussein a confisqué tous les vivres. Il n’y a plus rien à manger de l’autre côté!»
Elle a eu un petit rire de mépris. Sa voix était indifférente, froide. J’ai compris d’un coup combien elle les détestait, tous, ces grands mounes égoïstes et cruels, pour qui sa mère avait travaillé toute sa vie et qui l’avaient abandonnée.
«Mais vous ne pensez qu’à manger! Vous voulez tout le temps à manger!» Elle avait la gorge serrée, elle était au bord des larmes. «Ma mère, est-ce que tu sais depuis combien de temps elle ne mange plus? Elle est en train de partir, et toi tu t’inquiètes parce qu’il n’y a pas tout le riz que tu veux!» Elle était injuste, méchante, mais je l’aimais encore mieux. Elle a pris ma main, elle m’a conduit jusqu’au chemin, où on voyait briller toutes les lumières des huttes de parias.
«Regarde! Est-ce qu’ils mangent, eux? Est-ce qu’ils avaient du riz, quand les grands mounes les ont laissés ici pendant des mois, parce qu’ils avaient peur, à cause des maladies, à cause de la guerre de Cawnpore?» Elle a ajouté avec une sorte de rage: «C’est vous qui nous mangez. C’est vous qui mangez notre pauvreté.»
Elle m’a laissé. Elle est entrée dans la maison, sous la moustiquaire, pour donner un peu de la chaleur de son corps à Ananta.
La fumée des bûchers couvrait la plage. Il me semblait que j’avais dans la bouche un goût de cendre, un goût de sang. Je suis parti en courant vers la pointe. Je ne voulais plus sentir cette odeur. Je voulais être comme sur l’étrave d’un navire, tranchant le vent et les vagues, entrant dans le monde de la mer et des oiseaux.